Mon frère Yves

XXIX

Moi aussi, à minuit, quand j’eus fini monquart et vu descendre Yves, je rentrai dans ma chambre pour essayerde dormir. Après tout, cela ne nous regardait plus ni l’un nil’autre, le sort du navire ; nous avions fourni notre temps deveille et de travail. Nous pouvions nous coucher maintenant aveccette insouciance absolue qu’on a sur mer lorsque les heures deservice sont finies.

Dans ma chambre à moi, qui était sur le pont,l’air ne manquait pas, – au contraire. Par les vitres brisées,toutes les rafales et la pluie furieuse pouvaient entrer ; lesrideaux se tordaient en spirales et montaient au plafond avec desbruits d’ailes.

Comme Yves, je suspendis mes vêtementsmouillés. L’eau ruisselait sur ma poitrine.

On n’était guère bien dans ma couchette, j’yfus vite endormi pourtant, par excès de fatigue. Roulé, secoué, àdemi chaviré, je me sentais m’en aller de droite et de gauche, etma tête se heurtait sur le bois, douloureusement. J’avaisconscience de tout cela dans mon sommeil, mais je dormais. Jedormais et je rêvais d’Yves. – De l’avoir vu tomber, dans le jour,cela m’avait laissé une espèce d’inquiétude et comme la notionvague d’avoir été frôlé de près par une chose sinistre.

Je rêvais que j’étais couché dans un hamac,comme autrefois au temps de mes premières années de mer. Le hamacd’Yves était près du mien. Nous étions balancés terriblement, et lesien se décrochait. Au-dessous de nous, il y avait une agitationconfuse de quelque chose de noir qui devait être l’eau profonde, –et lui, allait tomber là-dedans. Alors je cherchais à le reteniravec mes mains, qui n’avaient plus de force, qui étaient mollescomme dans les rêves. J’essayais de le prendre à bras-le-corps, denouer mes mains autour de sa poitrine, me rappelant que sa mère mel’avait confié ; et je comprenais avec angoisse que je ne lepouvais pas, que je n’en étais plus capable ; il allaitm’échapper et disparaître dans tout ce noir mouvant qui bruissaitau-dessous de nous… Et puis ce qui me faisait peur, c’est qu’il nese réveillait pas et qu’il était glacé, d’un froid qui mepénétrait, moi aussi, jusqu’à la moelle des os ; même, latoile de son hamac était devenue rigide comme la gaine d’unemomie…

Et je sentais dans ma tête les vraiessecousses, la vraie douleur de tous ces chocs, je mêlais ce réelavec l’imaginaire de mon rêve, comme il arrive dans les étatsd’extrême fatigue, et alors la vision sinistre en prenait d’autantplus d’intensité et de vie…

Ensuite, je perdis conscience de tout, même dumouvement et du bruit, et ce fut alors seulement que le reposcommença…

… Quand je me réveillai, c’était le matin. Lapremière lumière était de cette couleur jaune qui est particulièreaux levers du soleil les jours de tempête et on entendait toujoursle même grand bruit.

Yves venait d’entr’ouvrir ma porte et meregardait. Il était arc-bouté dans l’ouverture, se tenant d’unemain, penchant son torse en avant et en arrière, suivant lesbesoins de l’instant, pour conserver son équilibre. Il avait reprisses pauvres vêtements mouillés, et il était tout couvert du sel dela mer, qui s’était déposé dans ses cheveux, dans sa barbe commeune poussière blanche.

Il souriait, l’air tranquille et trèsdoux.

« J’avais envie de vous voir,dit-il ; c’est que j’ai beaucoup rêvé sur vous cette nuit.Tout le temps j’ai vu ces bonnes femmes de Birmanie avec leursgrands ongles en or, vous savez ? Elles vous entouraient avecleurs mauvaises singeries, et je ne pouvais pas réussir à lesrenvoyer. Après cela, elles voulaient vous manger. Heureusementqu’on a sonné le branle-bas ; j’en étais tout en sueur de lapeur que ça me faisait…

– Ma foi, moi aussi, je suis content dete voir, mon pauvre Yves ; car, de mon côté, j’ai beaucouprêvé sur toi… Est-ce qu’il fait toujours aussi mauvaisqu’hier ?

– Peut-être un peu plusmaniable. Et puis voilà le jour. Tant qu’il fait clair,vous savez ? C’est toujours mieux pour travailler dans lamâture. Mais, quand il fait aussi noir que dans le trou du diable,comme cette nuit, ça ne va pas du tout. »

Yves promena un regard de satisfaction toutautour de ma chambre, installée par lui en prévision du gros temps.Rien n’avait bougé, grâce à son arrangement. Par terre, c’étaitbien un lac d’eau salée sur lequel diverses chosesflottaient ; mais les objets auxquels je tenais un peu étaientrestés suspendus ou fixés, comme les meubles, aux panneaux des murspar des clous et des cornières de fer. Tout était cordé, ficelé,attaché avec un soin extrême au moyen de cordes goudronnées detoutes les grosseurs. On voyait des armes, des bronzes noués avecdes vêtements dans un pêle-mêle bizarre. Des masques japonais àlongue chevelure humaine nous regardaient à travers des treillis deficelle au goudron ; ils avaient le même rire lointain, lemême tirement d’yeux que ces femmes birmanes aux ongles d’or quiavaient voulu me manger dans le rêve d’Yves…

… Une sonnerie de clairon tout à coup, alerteet joyeuse : le rappel au lavage !

Ce clairon avait des vibrations grêles, un peuargentines, dans ce beuglement formidable du vent.

Laver le pont quand les lames déferlentdessus, cela semblerait une opération très insensée à des gens deterre. Nous, nous ne trouvions pas cela trop extraordinaire ;cela se fait tous les matins, ce lavage, toujours et quandmême ; c’est une des règles primordiales de la vie maritime.Et Yves me quitta en disant, comme s’il se fût agi de la chose dumonde la plus naturelle :

« Ah !… Je m’en vais à mon postede propreté, alors… »

Cependant ce clairon avait péché par excès dezèle et sonné sans ordre, à son heure habituelle ; car on nelava pas le pont ce matin-là.

… On sentait bien que c’était plusmaniable, comme disait Yves : les mouvements étaientplus allongés, plus réguliers, plus semblables à des balancementsde houle. La mer était moins dure, et on n’entendait plus tant deces grands chocs au bruit profond et sourd.

Et puis le jour arrivait, – un vilain jour, ilest vrai, une étrange lividité jaune, mais enfin c’était le jour,moins sinistre que la nuit.

… Notre heure n’était pas venue sansdoute ; car, le surlendemain, nous retrouvâmes le calme dansun port, en Chine, à Hong-Kong.

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