Mon frère Yves

LXIII

Cherbourg, 27 décembre 1880.

À sept heures du matin, on me rapporte Yves,au fond d’un canot, ivre mort. Ce sont d’anciens amis, des gabiersde la Vénus, qui l’ont traîné toute la nuit dans lesbouges, – pour fêter leur retour des Antilles.

Je suis de quart. Personne encore sur lepont ; seulement quelques matelots qui font leurfourbissage, – mais des dévoués, ceux-là, connus de longuedate, et sur qui on peut compter. Quatre hommes l’enlèvent, ledescendent furtivement par un panneau et le cachent dans machambre.

Mauvais début à bord de cette Sèvre,où je l’avais pris sous ma garde, comme en punition, et où il avaitpromis d’être exemplaire. Cette idée sombre me venait pour lapremière fois, qu’il était perdu, bien perdu, malgré tout ce que jepourrais tenter pour le sauver de lui-même. Et aussi cette autreréflexion, plus désolante encore, que peut-être il lui manquaitquelque chose dans le cœur…

… Tout le jour, Yves ressemble à un mort.

Il a perdu son bonnet, son porte-monnaie, sonsifflet d’argent, et s’est fait un trou dans la tête.

Vers six heures du soir seulement, il donnesigne de vie. Comme un enfant qui se réveille, il sourit (il estencore ivre, sans cela il ne sourirait pas) et demande àmanger.

Alors je dis à Jean-marie, mon domestiquefidèle, un pêcheur d’Audierne :

« Va-t-en à l’office du carré,lui chercher de la soupe. »

Jean-marie apporte cette soupe, et Yves est làqui tourne, retourne sa cuiller, n’ayant plus l’air de se rappelerpar quel bout ça peut bien se prendre.

« Allons, Jean-marie, fais-le manger,va !

– Elle est trop salée !… » ditYves tout à coup, se reculant, faisant la grimace, l’accent trèsbreton, les yeux encore à moitié fermés.

« Trop salée !… tropsalée !… »

Puis il se rendort, et, Jean-marie et moi,nous éclatons de rire.

J’étais fort triste pourtant, mais cette idéeet cet aplomb d’enfant gâté étaient bien drôles…

… Le soir, à dix heures, Yves, revenu àlui-même, se leva furtivement, et disparut. Pendant deux jours, ilse tint caché sur l’avant du navire, dans le poste de l’équipage,ne montant que pour son quart et pour la manœuvre, baissant latête, n’osant plus me voir.

Oh ! ces résolutions qu’on a reprisesvingt fois, qu’on n’a pas su tenir… On n’ose plus les reprendreencore, ou du moins on n’ose plus le dire… Et on s’affaisse,inerte, laissant passer les jours, attendant le courage et l’estimede soi-même, qui ne reviennent pas…

Peu à peu cependant nous avions retrouvé notremanière d’être habituelle. Je l’appelais le soir, et il venaitfaire auprès de moi cette longue promenade automatique des marins,qui dure des heures entre les mêmes planches. Nous causions à peuprès comme autrefois, sous le vent triste, sous la pluie fine.C’était bien toujours sa même façon, à la fois très naïve et trèsprofonde, de penser et de dire ; c’était la même chose, avecje ne sais quelle contrainte, quelle glace entre nous deux, qui nepouvait plus se fondre. J’attendais un mot de repentir qui nevenait pas.

L’hiver s’avançait, cet hiver de la Manche,qui enveloppe tout, – les idées, les êtres et les choses, – dans lemême crépuscule gris. Les grands froids sombres étaient arrivés, etnous faisions notre promenade de chaque soir plus vite, pressant lepas sous le vent humide de la mer.

Quelquefois j’avais envie de lui dire enserrant sa main bien fort : « Allons, frère, je t’aipardonné, va ; n’y pensons plus. » Cela s’arrêtait surmes lèvres : après tout, c’était à lui de me demanderpardon ; et alors, je gardais une espèce de froideur hautainequi l’éloignait de moi.

Non, cette Sèvre décidément ne nousréussissait pas…

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