Mon frère Yves

LXX

Toulven, 30 avril.

Ceci se passe dans la chaumière des vieuxKeremenen, à la tombée de la nuit, un soir d’avril. Nous sommestoute une bande qui rentrons de la promenade : Yves, Marie,Anne, la petite Corentine Penmelen et le petit PierreBugel-du.

Il y a quatre chandelles alluméesdans la chaumière, (trois, cela ferait la noce duchat, et cela porterait malheur).

Sur la vieille table de chêne massif, poliepar les années, on a préparé du papier, des plumes, et du sable. Ona rangé des bancs tout autour. Des choses très solennelles vont sepasser.

Nous déposons notre moisson d’herbes et defleurs, qui met dans la chaumière noire une odeur d’avril, et puisnous prenons place.

Encore deux bonnes vieilles qui entrent, l’airimportant ; elles disent bonsoir avec une révérence qui faitdresser tout debout leur grande collerette empesée et s’assoientdans les coins. Puis Pierre Kerbras, le fiancé d’Anne. – Enfin toutle monde est placé, nous sommes au complet.

C’est la grande soirée des arrangements defamille, où les vieux Keremenen vont exécuter la promesse qu’ilsont faite à leurs enfants. Ils se lèvent tous deux pour ouvrir unbahut antique, dont les sculptures représentent desSacré-Cœurs alternant avec des coqs ; ils remuent despapiers, des hardes, puis, tout au fond, prennent un petit sac quiparaît lourd. Ensuite ils vont à leur lit, retournent la paillasseet cherchent dessous : un second sac !

Ils les vident sur la table, devant leur filsYves, et on voit paraître toutes ces belles pièces d’or etd’argent, marquées d’effigies anciennes, qui, depuis undemi-siècle, s’étaient amassées une à une et dormaient. On lescompte par petits tas : ce sont les deux mille francspromis.

Maintenant c’est le tour de la vieille tante,qui se lève et vient vider un troisième petit sac : encoremille francs d’or.

La vieille voisine s’avance la dernière ;elle en apporte cinq cents dans un pied de bas. Tout cela, c’estpour prêter à Yves, tout cela s’entasse devant lui. Il signe deuxpetits reçus sur du papier blanc et les remet aux vieillesprêteuses qui font leur révérence pour partir, et que l’on retient,comme l’usage le commande, pour boire un verre de cidre avecnous.

C’est fini. Tout cela s’est passé sansnotaire, sans acte, sans discussion, avec une confiance et unehonnêteté qui sont choses de Toulven.

… Pan ! pan ! pan ! à la porte.C’est l’entrepreneur maçon, et il arrive juste à point.

Avec celui-là, par exemple, on emploiera lepapier timbré ; c’est un vieux roué de Quimper, qui n’entendqu’à moitié le français, mais qui paraît pas mal sournois, tout demême, avec ses manières de la ville.

J’ai mission de lui faire comprendre un plande maison que nous avons combiné dans nos soirées de bord, et oùfigure ma chambre. Je discute la confection des moindresparties, et le prix de tous les matériaux, prenant un air de m’yconnaître qui impose à ce vieux, mais qui nous fait rire, Yves etmoi, quand par malheur nos yeux se rencontrent.

Sur une feuille timbrée du prix de douze sousj’écris deux pages de clauses et de détails :

« Une maison bâtie en granit, cimentéeavec du sable de rivière, blanchie à la chaux, charpentéeen châtaignier, avec jardin devant, grenier à lucarne, auventspeints en vert, etc., etc., le tout terminé avant le 1ermai de l’année prochaine et au prix fixé d’avance de 2, 950francs. »

J’en ai une vraie fatigue, de ce travail et decette tension d’esprit ; je suis très étonné de moi-même et jeles vois tous émerveillés de ma prévoyance et de monéconomie ! C’est inouï les choses que ces bonnes gens me fontfaire.

Enfin c’est signé, parafé. On boit du cidre,en se serrant la main à la ronde. Et voilà Yves propriétaire enToulven. Ils ont l’air si heureux, Marie et lui, que je ne regrettepas ma peine, pour sûr.

Les deux bonnes vieilles font leur révérencedéfinitive, et tous les autres, même petit Pierre, qui n’a pasvoulu se coucher, viennent, par la belle nuit qu’il fait, mereconduire, au clair de lune, jusqu’à l’auberge.

Toulven, 1er mai 1881.

Nous sommes très affairés dès le matin, Yveset moi, aidés du vieux Corentin Keremenen, à mesurer avec une cordele terrain à acquérir.

D’abord il a fallu en faire le choix, et celanous a pris toute la matinée d’hier. Pour Yves, c’était là unequestion très sérieuse, arrêter l’emplacement de cette petitemaison, où il entrevoit, au fond d’un lointain mélancolique etétrange, sa retraite, sa vieillesse et sa mort.

Après beaucoup d’allées et de venues, nousnous sommes décidés pour cet endroit-ci. C’est à l’entrée deToulven, sur la route qui mène à Rosporden, un point élevé, devantune petite place de village qui est égayée ce matin par unepopulation de poules tapageuses et d’enfants roses. D’un côté, onverra Toulven et l’église, de l’autre les grands bois.

Pour le moment, ce n’est encore qu’un champd’avoine très vert. Nous l’avons bien mesuré dans toutes lesdimensions ; au prix où est le mètre carré, il y en aura pourquatorze cent quatre-vingt-dix francs, plus les honoraires dunotaire.

Comme il va falloir qu’Yves soit sage et fassedes économies pour payer tout cela ! Il devient très sérieuxquand il y songe.

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