Mon frère Yves

LXXX

À deux heures, le même jour, après marchéconclu, Yves ayant acheté des hardes de marin du commerce et changéde costume clandestinement dans un cabaret du quai, monta à bord dela Belle-Rose.

Il se mit à faire le tour de ce bateau, quiétait mal tenu, qui avait des aspects de rudesse sauvage, maisqu’on sentait souple et fort, taillé pour la course et les hasardsde mer.

Auprès des navires de l’état, celui-cisemblait petit, court, et surtout vide : un air abandonné,presque personne à bord ; même au mouillage, cette espèce desolitude serrait le cœur. Trois ou quatre forbans étaient là, quirôdaient sur le pont ; ils composaient tout l’équipage et ilsallaient devenir, pour des années peut-être, les seuls compagnonsd’Yves.

Ils commencèrent par se dévisager, les uns lesautres, avant de se parler.

Tout le jour, dura ce même beau temps tiède ettranquille, cette sorte d’été mélancolique d’arrière-saison quiportait au recueillement. Maintenant le calme se faisait pour Yvessur l’irrévocable de sa décision.

On lui montra sa petite armoire, mais iln’avait presque rien à y mettre. Il se lava à grande eau fraîche,s’ajusta mieux, avec une certaine coquetterie, dans son costumenouveau ; ce n’était plus cette livrée de l’état qui lui avaitsouvent paru lourde ; il se sentait libre, affranchi de tousses liens passés, presque autant que par la mort. Il essayait dejouir de son indépendance.

Le lendemain matin, à la marée, laBelle-Rose devait partir. Yves flairait le large, la viede mer qui allait recommencer, à la façon nouvelle longtempsdésirée. Il y avait des années que cette idée de déserterl’obsédait d’une manière, et, à présent, c’était une choseaccomplie. Cela le relevait à ses propres yeux, d’avoir pris ceparti, cela le grandissait de se sentir hors la loi, il n’avaitplus honte de se représenter devant sa femme, à présent qu’il étaitdéserteur, et il se disait qu’il aurait le courage d’y aller cesoir, avant de partir, au moins pour lui porter l’argent qu’ilavait reçu.

À certains moments, quand la figure de sonpetit Pierre repassait devant ses yeux, son cœur se déchiraitaffreusement ; ce navire, silencieux et vide, lui faisaitl’effet d’une bière où il serait venu tout vivant s’ensevelirlui-même, sa gorge s’étranglait ; un flot de larmes voulaitmonter, mais il le comprimait à temps, avec sa volonté dure, enpensant à autre chose ; vite il se mettait à parler à ses amisnouveaux. Ils causaient de la façon de manœuvrer avec si peu demonde, ou du jeu de ces grosses poulies qu’on avait multipliéespartout pour remplacer les bras des hommes et qui, à son avis,alourdissaient beaucoup le gréement de la Belle-Rose.

Le soir, quand la nuit fut tombée, il alla àRecouvrance et monta sans bruit jusqu’à sa porte.

Il écouta d’abord avant d’ouvrir ; onn’entendait rien. Il entra timidement.

Une lampe était allumée sur la table. Son filsétait tout seul, endormi. Il se pencha sur sa corbeille d’osier,qui sentait le nid de petit oiseau, et appuya la bouche toutdoucement sur la sienne pour sentir encore une fois sa petiterespiration douce, et puis il s’assit près de lui et restatranquille, afin d’avoir repris une figure calme quand sa femmerentrerait.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer