Mon frère Yves

LX

Un dimanche de décembre, je revins à Brestsans être annoncé et je descendis dans le quartier bas de laGrand’rue, cherchant la maison d’Yves. En lisant les numéros desportes, je longeais toutes ces hautes constructions de granit, quisont d’anciennes maisons de riches tombées aux mains dupeuple : en bas, partout des cabarets ouverts ; en haut,des fenêtres à rideaux de pauvre, avec de dernières fleursmaladives, sur les appuis ; des chrysanthèmes morts, dans despots.

C’était le matin. Des bandes de matelotscirculaient déjà, dans leur belle tenue propre, chantant,commençant la fête du dimanche.

On respirait une brume blanche, une fraîcheurhumide, – sensation nouvelle de l’hiver. – Comme j’arrivais del’Adriatique, encore ensoleillée, les teintes de ce Brest mesemblaient plus grises.

Au numéro 154, – au-dessus del’enseigne : À la Pensée du beau canonnier. – Jemontai trois étages d’un vieil escalier immense, et trouvai lachambre des Kermadec.

On entendait de la porte le bruit régulierd’un berceau. Petit Pierre, bien gâté tout de même, avait gardécette habitude de se faire endormir, et Yves, seul avec son fils,était assis près de lui, le berçant d’une main, très lentement.

Il leva son regard triste, ému de me voir,mais osant à peine venir à moi, son expression disant :« Ah ! oui, frère, je sais, vous venez pour meprendre ; c’était bien ce que j’avais demandé ; mais…Mais je ne vous attendais peut-être pas si vite ; et, de m’enaller, cela va me faire souffrir… »

Physiquement, Yves avait changé beaucoup. Ilétait devenu plus pâle, à l’abri du hâle de mer ; sonexpression était différente, moins assurée, et presque douloureuse.Il avait souffert, on le voyait bien ; mais, sur sa figure,toujours marmoréenne, incolore, le vice n’avait pu imprimer aucunetrace.

Je regardais tout autour de moi avec uneimpression de surprise et un serrement de cœur ; en effet, jen’avais pas prévu ce que pourrait être, à terre et dans une ville,le logis de mon frère Yves. Il était bien différent de ces logis demer où je l’avais longtemps connu : les hunes, pleines de ventet de soleil. Ici, maintenant, au milieu de ces réalités pauvres,je me trouvais, comme lui sans doute, dépaysé et mal à l’aise.

Marie était dehors, à la fontaine, et petitPierre dormait bien, ses longs cils de petit enfant reposés sur sesjoues. Nous étions seuls l’un devant l’autre, et, comme il avaitpeur de se retrouver ainsi en face de moi, vite il parlad’embarquement, de départ.

Une permutation sur la liste memettait à Brest le premier à partir ; on allait armer deux outrois bateaux, – pour la station de Chine, pour les mers du sud,pour le Levant ; – et il fallait s’attendre, d’une heure àl’autre, à une de ces destinations-là.

La semaine qui suivit fut une de ces périodesagitées comme on en traverse souvent dans les existencesmaritimes : vivre en camp volant à l’hôtel, dans le désordredes malles à moitié défaites, ignorant la route qu’on prendrademain ; s’occuper d’une quantité de choses, service au portet préparatifs de campagne ; – et puis des allées et venues,des démarches pour Yves, afin de le retirer de cette Réserve et dele garder sous ma main, prêt à partir avec moi.

Les journées de décembre, très courtes, trèssombres, s’enfuyaient vite. Je montais souvent, quatre à quatre, levieil escalier sordide des Kermadec ; – et Marie, toujoursanxieuse des premiers mots que j’allais dire, me souriaittristement, avec une confiance respectueuse et résignée, attendantma décision.

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