Mon frère Yves

XCV

20octobre 1882.

Je me souviens de ce jour passé en Bretagne.Nous trois, courant sous le ciel gris, dans ces bois de Toulven,Marie, Anne et moi.

Ma tête encore toute pleine de soleil et demer bleue, et cette Bretagne revue tout à coup et si vite pourquelques heures, absolument comme dans les rêves que nous enfaisions à la mer… Il me semblait comprendre son charme pour lapremière fois.

Et Yves resté là-bas, lui, dans leGrand-Océan.

Le sentir si loin, et me retrouver seul dansces sentiers de Toulven !

Nous courions comme des fous tous les troisdans les chemins verts, sous le ciel gris, elles avec leurs grandescoiffes au vent. La nuit allait bientôt venir, et c’était pourfaire pendant cette dernière heure de jour la moisson de fougèreset de bruyères bretonnes que je devais, le lendemain matin,emporter avec moi à Paris. Oh ! ces départs, toujours rapides,changeant tout, jetant leur tristesse sur les choses qu’on vaquitter, et nous lançant après dans l’inconnu !

Cette fois encore, c’était la grandemélancolie de l’arrière automne : l’air resté tiède, laverdure admirable, presque l’intensité de vert des tropiques, maistoujours ce ciel breton tout gris et sombre, et déjà des senteursde feuilles mortes et d’hiver…

Nous avions laissé petit Pierre à la maisonpour courir plus vite. En route, nous cueillions les dernièresdigitales, les derniers silènes roses, les dernièresscabieuses.

Dans les chemins creux, dans la nuit verte,nous rencontrions les vieillards à longue chevelure, les femmes aucorselet de drap brodé de rangées d’yeux.

Il y avait des carrefours mystérieux au milieude ces bois. Au loin, on voyait les collines boisées s’étager enlignes monotones, toujours cet horizon sans âge du pays de Toulven,ce même horizon que les Celtes devaient voir, les derniers plans dela vue se perdant dans les obscurités grises, dans les tonsbleuâtres qui passaient au noir.

Oh ! mon cher petit Pierre, comme jel’avais embrassé fort en arrivant sur cette route de Toulven !De très loin, j’avais vu venir ce petit bonhomme, que je nereconnaissais pas, et qui courait à ma rencontre en sautant commeun cabri. On lui avait dit : « C’est ton parrain quiarrive là-bas », et alors il avait pris sa course. Il étaitgrandi et embelli, avec un certain air plus entreprenant et plustapageur.

Ce fut à ce voyage que je vis pour la premièreet la dernière fois la petite Yvonne, une fille d’Yves qui étaitnée après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu’une courteapparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui ;mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d’une sipetite créature avec un homme.

Un jour, elle s’en retourna dans les régionsmystérieuses d’où elle était venue, rappelée tout à coup par unemaladie d’enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme ni la grandepenseuse de Toulven n’avaient rien compris. Et onl’emporta là-bas au pied de l’église, ses yeux semblables à ceuxd’Yves fermés pour jamais.

Dans ces bois, nous avions passé nos deuxheures de jour. Après souper seulement, nous étions allés, Marie etmoi, voir au clair de lune où en était leur nouveau logis.

À la place du champ d’avoine que nous avionsmesuré en juin de l’année précédente s’élevaient maintenant lesquatre murailles de la maison d’Yves ; elle n’avait encore niauvent, ni plancher, ni toiture, et, au clair de lune, elleressemblait à une ruine.

Nous nous assîmes au milieu, sur des pierres,nous trouvant seuls tous deux pour la première fois.

C’est d’Yves que nous parlions, cela va biensans dire. Elle m’interrogeait anxieusement sur lui, sur sonavenir, pensant que je connaissais plus profondément qu’elle cemari qu’elle adorait avec une espèce de crainte, sans lecomprendre. Et moi, je la rassurais, car j’espérais beaucoup :le forban avait pour lui son bon et brave cœur ; alors, en leprenant par là, nous devions à la fin réussir.

Anne apparut tout à coup, venue sans bruitpour écouter, et nous fit peur :

« Oh ! Marie, dit-elle, change deplace bien vite ; si tu voyais derrière toi comme c’estvilain, ton ombre ! »

En effet, nous n’y avions pas pris garde. Satête seule éclairée par la lune, avec les ailes de sa coiffe quiremuaient au vent, donnait derrière elle, sur le mur tout neuf,l’image d’une chauve-souris très grande et très laide. C’est assezpour nous porter malheur.

Dans Toulven, les binious sonnaient. Pourrentrer à l’auberge, où elles venaient toutes deux me reconduire,il nous fallut traverser une fête inattendue, éclairée par la lune.C’était une noce de riches et on dansait en plein air, sur laplace. Je m’arrêtai, avec Anne et Marie, pour regarder la longuechaîne de la gavotte tournoyer et courir, menée par la voix aigredes cornemuses. La belle lune rendait plus blanches les coiffes desfemmes, qui passaient devant nous comme envolées dans le vent et lavitesse ; on voyait sur la poitrine des hommes brillerrapidement les gorgerins brodés, les paillettes d’argent.

À l’autre bout de Toulven, encore du monde.Cela ne semblait pas naturel, cette animation dans le village, lanuit. Encore des coiffes qui couraient, qui se pressaient pourmieux voir. C’était une bande de pèlerins qui revenaient de Lourdeset faisaient leur entrée en chantant des cantiques.

« Il y a eu deux miracles,monsieur ; on l’a su ce soir par le télégraphe. »

Je me retournai et vis Pierre Kerbras, lefiancé d’Anne, qui me donnait ce renseignement.

Les pèlerins passèrent, ayant au cou leursgrands chapelets ; derrière, il y avait deux vieilles femmesinfirmes qui n’avaient pas été guéries, elles, et que des jeuneshommes rapportaient dans leurs bras.

Le lendemain matin, le vieux Corentin, Anne etle petit Pierre, en habits de dimanche, vinrent me reconduire dansle char à bancs de Pierre Kerbras, jusqu’à la station deBannalec.

Dans le compartiment où je montai, deuxvieilles dames anglaises étaient déjà installées.

On me fit passer petit Pierre, sa bonne figurecouleur de pêche dorée, à embrasser par la portière, et lui éclatade rire en apercevant un petit chien bull que les ladiesportaient dans leur sac de voyage armorié. Il avait pourtant duchagrin parce que je m’en allais ; mais ce petit chien dans cesac, il le trouvait si drôle, qu’il n’en pouvait plus revenir. Etles vieilles ladies souriaient aussi, disant que petit Pierre étaita very beautiful baby.

Et puis ce fut fini de la Bretagne pourlongtemps ; j’y avais passé vingt heures, et, le lendemainmatin, elle était déjà bien loin de moi…

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