Mon frère Yves

LXXIV LETTRE D’YVES

Àbord de la Sèvre, Lisbonne, 1er août 1881.

« Cher frère, je vous réponds une petitelettre le jour même que je reçois la vôtre. Je vous écris bien àcourir, et encore je profite de l’heure du déjeuner, et je suis surle râtelier du grand mât.

» Nous sommes entrés en relâche à Lisbonnehier au soir. Cher frère, nous avons eu tout à fait un mauvaistemps cette fois ; nous avons perdu nos focs, l’artimon decape et la baleinière. Je vous fais savoir aussi que, dans lesgrands coups de roulis, mon sac et mon armoire sont allés sepromener et tous mes effets aussi ; j’ai à peu près pour centfrancs de perte dans toutes ces affaires-là.

» Vous m’avez demandé qu’est-ce que j’avaisfait de ma journée, dimanche, il y a quinze jours. Mais, mon bonfrère, je suis resté tranquillement à bord, à finir de lire LeCapitaine Fracasse. Ainsi, depuis votre départ, je n’ai été àterre que dimanche dernier ; et j’étais très tranquille, parceque d’abord j’avais tout envoyé l’argent de mon mois à lamaison ; j’avais touché soixante-neuf francs et j’en avaisenvoyé soixante-cinq à ma femme.

» J’ai eu des nouvelles de Toulven et ils sonttous bien. Le petit Pierre est très dégourdi et il sait très biencourir à présent. Seulement, il est un peu mauvais quand il faitsa petite tête de goéland, comme moi, vous savez ;d’après ce que ma femme me dit sur sa lettre, il chavire tout cheznous. La maçonnerie de notre maison est déjà montée à plus de deuxmètres de terre ; je serai bien heureux qu’elle soit tout àfait finie, et surtout de vous voir installé dans votre petitechambre.

» Cher frère, vous me dites de penser à voussouvent ; mais je vous jure qu’il ne se passe pas d’heure sansque je manque d’y penser, et même plusieurs fois par heure. Dureste, maintenant, vous comprenez, je n’ai plus personne avec quicauser le soir, – et ma blague n’est plus souvent pleine.

» Je ne puis vous dire le jour de notrepartance, mais je vous prie de m’écrire à Oran. On dit que nousserons payés à Oran, pour pouvoir aller à terre et acheter dutabac.

» Je termine, cher frère, en vous embrassantde tout mon cœur.

» Votre frère tout dévoué qui vous aime,

» À vous pour la vie,

»Yves Kermadec. »

» P.-S. – Si j’ai beaucoup d’argent à Oran, jeferai une très grande provision de tabac, et surtout pour vous, decelui qui est pareil au tabac des Turcs et que vous aimez bienfumer.

» Le major m’a remis pour vous une serviette,la dernière qui vous avait servi à table. Je l’ai lavée, ça faitque je l’ai un peu déchirée.

» Quant au cahier que vous m’aviez donné pourécrire mes histoires, il a été aussi tout à fait écrasé par le coupde mer ; alors maintenant j’ai tout laissé de côté.

» Cher frère, je vous embrasse encore de toutmon cœur.

»Yves Kermadec. »

» À bord, c’est toujours la même chose, et lecommandant n’a pas changé ses habitudes de crier pour la propretédu pont. Il y a eu une grande dispute entre lui et le lieutenant,toujours au sujet du cacatois, vous savez ? Mais ilsse sont très bien arrangés après.

» J’ai aussi à vous dire que, dans sept ouhuit mois, je pense encore avoir un autre petit enfant. Une chosepourtant qui ne me fait pas bien plaisir, car c’est un peu tropvite.

» Votre frère,

»Yves. »

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