Mon frère Yves

XC

Ily a rien d’faraud

Comme un matelot

Qu’a lavé sa peau

Dans cinq ou six eaux…

Le lendemain matin, au lever du soleil. Labrise était restée fraîche et vive. Le Primauguet filaittrès vite et se secouait dans sa course, avec ce déhanchementsouple et vigoureux des grands coureurs. Sur l’avant du navire, leshommes de la bordée de quart faisaient en chantant leur premièretoilette. Nus, semblables à des antiques avec leurs bras forts, ilsse lavaient à grande eau froide ; ils plongeaient de la têteet des épaules dans les bailles, couvraient leur poitrine d’unemousse blanche de savon, et puis s’associaient deux à deux,naïvement, pour se mieux frotter le dos.

Tout à coup ils se rappelèrent le mort, etleur chanson gaie s’arrêta. D’ailleurs, ils venaient de voir leshommes de l’autre bordée qui montaient au commandement del’officier de quart, et se rangeaient en ordre sur l’arrière, commepour les inspections. Ils devinaient pourquoi et ils s’approchèrenttous.

Une grande planche toute neuve était posée entravers sur les bastingages, débordant, faisant bascule au-dessusde la mer ; et on venait d’apporter d’en bas une chosesinistre qui semblait très lourde, une gaine de toile grise quiaccusait une forme humaine…

Quand Barazère fut couché sur la grandeplanche neuve, en porte-à-faux au-dessus des lames pleines d’écume,tous les bonnets des marins s’abaissèrent pour un salutsuprême ; un timonier récita une prière, des mains firent dessignes de croix, – et puis, à mon commandement, la planche basculaet on entendit le bruit sourd d’un grand remous dans les eaux.

Le Primauguet continuait de courir,et le corps de Barazère était tombé dans ce gouffre, immense enprofondeur et en étendue, qui est le Grand-Océan.

Alors, tout bas, comme un reproche, je répétaià Yves qui était près de moi, la phrase de la veille :

« Les hommes, c’est comme lesbêtes : on en fait d’autres, mais…

– Oh ! répondit-il, ce n’est pas moiqui ai dit cela ; c’est lui. » (Lui –c’est-à-dire Barrada, – l’entendit et tourna la tête vers nous. Ilpleurait à chaudes larmes.)

Cependant on regardait derrière avecinquiétude, dans le sillage : c’est qu’il arrive, quand lerequin est là, qu’une tache de sang remonte à la surface de lamer.

Mais non, rien ne reparut ; il étaitdescendu en paix dans les profondeurs d’en dessous.

Descente infinie, d’abord rapide comme unechute ; puis lente, lente, alanguie peu à peu dans les couchesde plus en plus denses. Mystérieux voyage de plusieurs lieues dansdes abîmes inconnus ; où le soleil qui s’obscurcit paraîtsemblable à une lune blême, puis verdit, tremble, s’efface. Etalors l’obscurité éternelle commence ; les eaux montent,montent, s’entassent au-dessus de la tête du voyageur mort commeune marée de déluge qui s’élèverait jusqu’aux astres.

Mais, en bas, le cadavre tombé a perdu sonhorreur ; la matière n’est jamais immonde d’une façon absolue.Dans l’obscurité, les bêtes invisibles des eaux profondes vontvenir l’entourer ; les madrépores mystérieux vont pousser surlui leurs branches, le manger très lentement avec les mille petitesbouches de leurs fleurs vivantes.

Cette sépulture des marins n’est plus violablepar aucune main humaine. Celui qui est descendu dormir si bas estplus mort qu’aucun autre mort ; jamais rien de lui neremontera ; jamais il ne se mêlera plus à cette vieillepoussière d’hommes qui, à la surface, se cherche et se recombinetoujours dans un éternel effort pour revivre. Il appartient à lavie d’en dessous ; il va passer dans les plantes de pierre quin’ont pas de couleur, dans les bêtes lentes qui sont sans forme etsans yeux…

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