Mon frère Yves

VIII

Il y avait sept ans qu’Yves était mon amiquand il fit cette équipée de retour.

Nous étions entrés dans la marine par desportes différentes : lui, deux années avant moi, bien qu’ilfût de quelques mois le plus jeune.

Le jour où j’étais arrivé à Brest, en 1867,pour y prendre ce premier uniforme de marin en toile dure, que jevois encore, le hasard m’avait fait rencontrer Yves Kermadec chezun protecteur à lui, un vieux commandant qui avait connu son père.Yves était alors un enfant de seize ans. On me dit qu’il allaitpasser novice après deux années de mousse. Pour le moment,il revenait de son pays, à l’expiration d’une permission de huitjours qu’on lui avait donnée ; il semblait avoir le cœur trèsgros des adieux qu’il venait de faire pour longtemps à sa mère.Cela, et notre âge, qui était à peu près le même, c’était entrenous deux points communs.

Un peu plus tard, étant devenu midship, jeretrouvai sur mon premier navire ce Kermadec, qui s’était faithomme et qui était gabier.

Alors je le choisis pour être mon gabierde hamac.

Pour un midship, le gabier de hamac, c’est lematelot chargé de lui accrocher tous les soirs son petit litsuspendu et de le lui décrocher tous les matins.

Avant d’emporter le hamac, il fautnaturellement réveiller le dormeur qui est dedans et le prier dedescendre ; cela se fait, en général, en lui disant :

« Il est branle-bas,capitaine. »

On répète plusieurs fois cette phrase jusqu’àce qu’elle ait produit son effet. Après, on roule soigneusement lapetite couchette suspendue et on l’emporte.

Yves s’acquittait très bien de ce service. Deplus, nous nous rencontrions journellement pour la manœuvre,là-haut, dans la grande hune.

Il y avait une solidarité dans ce temps-là,entre les midships et les gabiers, surtout pendant les campagneslointaines comme celles que nous faisions ; cela devenaitentre nous très cordial. À terre, dans les milieux étranges où,quelquefois, nous rencontrions la nuit nos gabiers, il nousarrivait de les appeler à la rescousse quand il y avait péril oumauvaise aventure ; et alors, ainsi réunis, on pouvait fairela loi.

Dans ces cas-là, Yves était notre allié leplus précieux.

Comme notes au service, les siennes n’étaientpas excellentes : « Exemplaire à bord ; l’homme leplus capable et le plus marin ; mais sa conduite à terre n’estplus possible. » ou bien : « A montré un courage etun dévouement admirables », et puis :« Indiscipliné, indomptable. » ailleurs :« Zèle, honneur et fidélité », avec :« Incorrigible » en regard, etc. Ses nuits de fer, sesjours de prison ne se comptaient plus.

Au moral comme au physique, grand, fort, beau,avec quelques irrégularités de détails.

À bord, il était le gabier infatigable,toujours à l’ouvrage, toujours vigilant, toujours leste, toujourspropre.

À terre, le marin en bordée, tapageur, ivre,c’était toujours lui ; le matelot qu’on ramassait le matindans un ruisseau, à moitié nu, dépouillé de ses vêtements comme unmort, par les nègres quelquefois, ailleurs par les Indiens ou parles Chinois, c’était encore lui. Lui aussi, le matelot échappé, quibattait les gendarmes ou jouait du couteau contre les alguazils…Tous les genres de sottises lui étaient familiers.

D’abord je m’amusais des choses que faisait ceKermadec. Quand il allait à terre avec sa bande, on se demandait auposte des midships : « Quelle nouvelle histoireapprendrons-nous demain matin ? dans quel état vont-ilsrevenir ? » Et moi je songeais : « Mon hamac nesera pas fait d’au moins deux jours. »

Cela m’était égal pour mon hamac ;seulement ce Kermadec était si dévoué, il paraissait avoir un sibrave cœur, que j’avais fini par m’attacher à cette espèce deforban généralement gris. Je ne riais plus tant de ses méfaitsdangereux, et j’aurais préféré les empêcher.

Cette première campagne terminée, et nousséparés, il se trouva que le hasard nous réunit encore sur un autrenavire. Oh ! Alors, cela devint presque de l’affection.

Et puis il y eut, à ce second grand voyage,deux circonstances qui nous rapprochèrent beaucoup.

La première fois, c’était à Montevideo, unmatin, avant le jour. Yves était à terre depuis la veille, et moij’arrivais au quai, dans un grand canot armé de seize hommes, avecmission de faire provision d’eau douce.

Je me rappelle cette demi-lueur fraîche dumatin, ce ciel déjà lumineux et encore étoilé, ce quai désert quenous longions, en ramant doucement, cherchant l’aiguade, cettegrande ville, qui avait un faux air d’Europe, avec je ne sais quoid’encore sauvage.

En passant, nous voyions ces longues ruesdroites, immenses, s’ouvrir l’une après l’autre sur ce ciel quiblanchissait. À cette heure indécise où la nuit allait finir, plusune lumière, plus un bruit ; de loin en loin, quelque rôdeursans gîte, à l’allure hésitante ; le long de la mer, destavernes dangereuses, grandes bâtisses en planches, sentant lesépices et l’alcool, mais fermées et noires comme des tombeaux.

Nous nous arrêtâmes devant une qui s’appelaitla taverne de la Indépendancia.

Une chanson espagnole venant de l’intérieur,comme étouffée ; une porte entre-bâillée sur la rue ;deux hommes dehors, se donnant des coups de couteau ; unefemme ivre, qu’on entendait vomir le long du mur. Sur le quai, desmonceaux de peaux de bœufs des pampas fraîchement écorchés,infectant l’air pur et délicieux d’une odeur de venaison…

Un convoi singulier sortit de cettetaverne : quatre hommes en emportant un autre, qui devait êtretrès ivre, sans connaissance. Ils se hâtaient vers les navires,comme ayant peur de nous.

Nous connaissions ce jeu, qui est en usagedans les mauvais lieux de cette côte ; enivrer les marins,leur faire signer quelque engagement insensé, et puis les embarquerde force quand ils ne tiennent plus debout. Ensuite on appareille,bien vite, et, quand l’homme revient à lui, le navire estloin ; alors il est pris, sous un joug de fer, on l’emmène,comme un esclave, pêcher la baleine, loin de toute terre habitée.Une fois là, d’ailleurs, plus de danger qu’il ne s’échappe, car ilest déserteur à son pays, perdu…

Donc, ce convoi qui passait nous semblaitsuspect. Ils se pressaient comme des voleurs, et je dis auxmatelots : « Courons-leur dessus ! »

Eux, alors, de lâcher leur fardeau, qui tombalourdement par terre, et puis de s’enfuir à toutes jambes.

Le fardeau, c’était Kermadec. Du temps quenous étions occupés à le ramasser, à le reconnaître, nous avionslaissé échapper les autres, qui s’étaient enfermés dans la taverne.Les matelots voulaient enfoncer les portes, la prendre d’assaut,mais il en serait résulté des complications diplomatiques avecl’Uruguay.

D’ailleurs Yves était sauvé, et c’étaitl’essentiel. Je le rapportai à bord, couché dans un manteau, surles outres qui contenaient notre provision d’eau douce. Celam’attacha beaucoup à lui de lui avoir rendu service.

La seconde fois, c’était à Pernambuco. J’avaisperdu sur parole, dans une maison de jeu, avec des Portugais. Lelendemain, il fallait donner cet argent, et, comme il ne m’enrestait pas, ni aux amis du poste non plus, cela devenaitdifficile.

Yves avait pris cette situation très autragique, et vite il était venu m’offrir son argent à lui, quiétait déposé sous ma garde dans un tiroir de mon secrétaire.

« Ça me ferait tant de plaisir,capitaine, si vous vouliez le prendre ! D’abord je n’ai plusbesoin d’aller à terre, moi, et même ça me rendrait service, vousle savez bien, de ne plus pouvoir y retourner.

– Eh bien, oui, mon brave Yves, jel’accepterais pour quelques jours, ton argent, puisque tu veux mele prêter ; mais c’est que, vois-tu, il me manquerait encorecent francs. Alors, tu comprends, ça ne vaut pas la peine.

– Encore cent francs ? Je crois queje les ai en bas dans mon sac. »

Et il s’en alla, me laissant très étonné. Dansson sac, encore cent francs, cela n’était pas vraisemblable.

Il fut très longtemps à revenir. Il netrouvait pas. J’avais prévu cela.

Enfin il reparut :

« Voilà », dit-il en me tendant sonpauvre porte-monnaie de matelot avec une bonne figure heureuse.

Alors une frayeur me vint, et je lui dis, pourvoir :

« Yves, prête-moi aussi ta montre, je teprie ; j’ai laissé la mienne en gage. »

Il se troubla beaucoup, racontant qu’elleétait cassée. J’avais deviné juste : pour avoir ces centfrancs, il venait de la vendre avec la chaîne, moitié de son prix,à un quartier-maître du bord.

Aussi Yves savait-il qu’il pouvait en appelerà moi en toute circonstance. Et, quand Barrada vint me chercher desa part, je descendis le trouver dans la cale, aux fers.

Mais il s’était mis cette fois dans un casbien grave en bousculant ce vieux maître, et j’eus beau intercéderpour lui, la punition fut dure. Quatre mois après, il lui fallutrepartir sans avoir vu sa mère.

Au moment de m’embarquer avec lui sur laSibylle pour un tour du monde en trois cents jours, jel’emmenai un dimanche à Saint-Pol-de-Léon, afin de le consoler.

C’était tout ce que je pouvais pour lui, carson Plouherzel était bien loin de Brest, dans les Côtes-du-Nord, aufond d’un pays perdu, et on n’avait encore construit par là aucunchemin de fer capable, en une journée, de nous y conduire.

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