Mon frère Yves

LVIII

« Il faut me pardonner ; tu voisbien que ce n’était plus moi. »

Quand une fois Yves avait dit cela, tout étaitbien fini ; mais c’était souvent très long à venir. Lorsquel’ivresse était passée, pendant deux ou trois jours il restaitsombre, morne, ne parlant plus, jusqu’au moment où son sourires’épanouissait de nouveau tout à coup à propos d’un rien, avec uneexpression de confusion très enfantine. – Alors le ciel se rouvraitpour la pauvre Marie, et elle lui souriait, elle aussi, d’une façonparticulière, sans jamais dire un mot de reproche ; et c’étaitla fin de l’épreuve.

Une fois, elle osa lui demander trèsdoucement :

« Au moins, ne reste pas trois jours àbouder après, quand c’est passé. »

Et lui, encore plus bas, avec un demi-souriretrès naïf, la regardant de côté, tout confus :

« Ne pas rester trois jours à bouder, tudis ? Dame, est-ce que tu crois que je suis bien content demoi quand j’ai fait de ces coups… Comme ceux-là ? Oh !Mais ça n’est pas contre toi, ma pauvre Marie, bien sûr. »

Alors elle s’approcha plus près, s’appuyantcontre son épaule, et lui, voyant ce qu’elle voulait,l’embrassa.

« Oh ! la boisson ! Laboisson !… » dit-il lentement, ses yeux sedétournant à demi fermés avec une expression farouche. « Monpère ! mes frères !… à présent, c’est montour ! »

Il n’avait encore jamais rien dit de pareil.Ce vice terrible, il n’en parlait jamais, et il semblait qu’il nes’en inquiétât pas.

… Comment ne pas avoir encore de petitsmoments d’espoir quand on le voyait ensuite si sage, si soumis,jouant au coin du feu avec son fils ; puis quittant tout àfait ses façons de seigneur, ayant pour sa femme mille petitesprévenances douces, afin de lui faire oublier sa peine ?

Comment croire que cet Yves-là pourraitbientôt et fatalement redevenir l’autre, celui des mauvaisjours, l’Yves au regard terne, l’Yves morne et brutal, la bêteégarée d’alcool, que rien ne toucherait plus ? Alors Mariel’entourait davantage de sa tendresse, concentrait sur lui toute saforce de volonté, le veillait comme un petit enfant, tremblait enle suivant des yeux quand seulement il descendait dans cette rue oùpassaient les camarades à grand col bleu, et où s’ouvraient lesportes des bouges.

… À terre, Yves était perdu ; il lesentait bien lui-même, et se disait tristement qu’il fallaitessayer de repartir.

Il avait grandi sur mer, au hasard, à la façondes plantes sauvages. On ne s’était guère occupé jamais de luidonner des notions de devoir ni de conduite, ni de rien au monde.Moi seul peut-être, moi, que sa destinée et une prière de sa mèreavaient mis sur son chemin, j’avais pu lui parler de ces chosesnouvelles, mais trop tard sans doute, ou trop vaguement. Ladiscipline du bord, c’était là le grand frein qui avait conduitseul sa vie matérielle, la maintenant dans cette austérité rude etsaine qui fait les matelots forts.

La terre avait été longtemps pour luiun lieu de passage où on devenait libre et où il y avait desfemmes ; on y descendait comme en pays conquis, entre leslongs voyages ; alors on avait de l’argent, et, dans lesquartiers de plaisir, on faisait tout plier devant ses caprices etsa force.

Mais vivre d’une vie régulière avec un petitménage, compter ses dépenses chaque jour, se conduire soi-même etsonger au lendemain, ses allures de matelot ne cadraient plus avecces obligations imprévues. D’ailleurs, autour de lui, dans ce Brestabâtardi et pourri, l’alcool semblait suinter des murs avecl’humidité malsaine. Alors il tombait tout à fait bas comme tantd’autres qui, eux aussi, avaient été bons et braves ; ils’avilissait, se ravalait peu à peu au niveau de ce peupled’ivrognes ; et sa débauche devenait repoussante et vulgairecomme une débauche d’ouvrier.

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