Mon frère Yves

CII

Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes,

sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe remplid’îlots.

Gustave Flaubert, Salammbô.

Nous sortons tous les deux, laissant petitPierre à sa grand-mère. Nous nous en allons par le sentier vert,sous la voûte des chênes et des hêtres, entendant de loin, dans lasonorité du soir, le bruit du berceau antique qui se balance, et lavieille chanson à dormir et l’éclat de rire de l’enfant.

Dehors, il fait encore grand jour ; lesoleil, très bas, dore la campagne tranquille.

« Allons encore jusqu’à la chapelle deSaint-Éloi », dit Yves.

Elle est en haut de la colline, bien antique,toute rongée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours,fermée et mystérieuse au milieu des bois.

Elle ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour lepardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heured’une messe basse qu’on dit là pour eux. C’était tout dernièrementce pardon, et l’herbe est encore foulée par les sabots des bêtesqui sont venues.

Ce soir, c’est une tranquillité étrange autourde cette chapelle. Les horizons boisés s’étendent au loinpaisibles, comme pris de sommeil ; il semble que ce soit aussile soir de notre vie et que nous n’ayons plus qu’à nous reposer durepos éternel en regardant la nuit descendre sur les campagnesbretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature quis’endort.

« … C’est égal, dit Yves très songeur, jecrois bien que ce sera quelque part par là-bas (parlà-bas signifie Plouherzel) que je m’en retournerai quand jeserai devenu vieux, pour qu’on me mette près de la chapelle deKergrist, vous savez, là où je vous ai montré ? Oui, sûr queje m’en irai par là-bas mourir. »

La chapelle de Kergrist, dans le pays deGoëlo, sous le ciel le plus sombre ; le lac d’eau marine et,au milieu, les îlots de granit, la grande bête accroupie qui dortsur une plaine grise… Je revois ce lieu, qui m’est apparu, il y adéjà plusieurs années, un jour d’hiver. Oui, je me rappelle quec’est là la terre d’Yves, le sol qui l’attend ; quand il estloin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c’est cettesépulture qu’il rêve.

« Yves, mon frère, nous sommes de grandsenfants, je t’assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas,nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paixet de bonheur qui par hasard nous est arrivé ; c’est tout auplus si le manque d’habitude nous excuse.

» À nous voir pourtant, qui se douterait quenous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce quela nuit vient et qu’il fait calme dans ce bois ?

» Pense donc, nous avons à peu prèstrente-deux ans chacun ; devant nous, la vie peut être bienlongue encore, et il y aura des voyages, des dangers, desangoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, etde l’amour, et, qui sait ? Peut-être encore entre nous deuxdes scènes, et des rébellions, et des luttes ! »

En beaucoup moins de mots qu’il n’y en aci-dessus, tout cela tomba au milieu de son rêve. Alors lui merépondit avec un air de reproche triste :

« Au moins, vous savez bien, frère, queje suis changé maintenant et qu’il y a quelque chose quiest bien fini ; ce n’est pas de cela que vous voulezparler ? »

Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves,en essayant de sourire comme quelqu’un qui aurait tout à faitconfiance.

Les histoires de la vie devraient pouvoir êtrearrêtées à volonté comme celles des livres…

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