Mon frère Yves

XLI

Àbord de l’Ariane, mai 1878.

… L’île de Ténériffe se dessinait devant nouscomme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immenseglace réfléchissante qui était la mer. Les côtes tourmentées, lesarêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées, rapetisséespar la limpidité extrême, invraisemblable de l’air. On distinguaittout : les angles vifs un peu rosés, les creux un peu bleus.Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère,sans poids. Une bande très nette de nuages d’un gris nacré coupaitTénériffe horizontalement par le milieu, et, au-dessus, le picdressait son grand cône baigné de soleil.

Les goélands faisaient un tapageextraordinaire autour de nous ; ils étaient une bande quicriaient et battaient l’air de leurs ailes blanches, dans un de cesaccès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quelpropos.

Midi. – Le dîner de l’équipage venaitde finir ; on avait sifflé : les tribordais àramasser les plats ! Et Yves, qui était tribordais à bordde l’Ariane, remontait sur le pont et venait à moi,essayant tout doucement son sifflet, pour s’assurer s’il marchaittoujours bien.

« Oh ! mais qu’est-ce qu’ils ontaujourd’hui, les goélands ? Piauler, piauler… Tout le temps dudîner, avez-vous entendu ? »

Vraiment non, je ne savais pas ce qu’ilspouvaient bien avoir, les goélands. Cependant, comme il fallait,par politesse, répondre quelque chose à Yves, je lui racontai à peuprès ceci :

« Ils ont demandé à parler à l’officierde quart, qui était précisément moi. C’était pour s’informer deleur petit cousin Pierre Kermadec ; alors je leur airépondu : « Messieurs, le petit Pierre Kermadec, monfilleul, n’est pas encore né ; c’est trop tôt, repassez dansquelques jours, quand nous serons à Brest. » Aussi, tu vois,ils sont partis. Regarde-les tous qui s’en vont là-bas.

« Vous leur avez répondu tout à faitcomme il faut, dit Yves, qui riait assez rarement. Mais je vaisvous dire, moi, j’ai beaucoup rêvé là-dessus, encore cette nuit, etsavez-vous une peur qui me vient ? C’est que ce soit unepetite fille. »

En effet, quelle contrariété si ce filleulattendu allait être une petite fille ! Il n’y aurait plusmoyen de l’appeler Pierre.

… Cette parenté du petit enfant d’Yves avecles goélands n’était pas de mon invention : goélandétait le nom qu’on donnait aux gabiers à bord de cetteAriane, et le nom qu’ils se donnaient entre eux. Il n’yavait donc pas à s’étonner que mon petit filleul à venir dût avoirdans les veines un peu de ce sang d’oiseau.

Aussi, en parlant de lui dans nosconversations du soir, nous disions toujours :

« Quand le petit goéland seraarrivé. »

Jamais nous ne l’appelions d’une autremanière.

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