Mon frère Yves

LXXXI

Derrière lui, Marie était montée entremblant ; elle l’avait vu venir.

Depuis deux jours, elle avait eu le tempsd’envisager en face tous les aspects de malheur.

Elle n’avait pas voulu aller interroger lesautres marins, comme font les pauvres femmes des coureurs debordée, pour apprendre d’eux si Yves était rentré à son bord. Ellene savait rien de lui, et elle attendait, se tenant prête àtout.

Peut-être qu’il ne reviendrait pas ; elles’y était préparée comme au reste, et s’étonnait d’y songer avectant de sang froid. Dans ce cas, ses projets étaient faits ;elle ne retournerait pas dans ce Toulven, de peur de revoir leurpetite maison commencée, de peur aussi d’entendre chaque jourmaudire le nom de son mari chez ses parents, qui larecueilleraient. Non, là-bas, dans le pays de Goëlo, il y avait unevieille femme qui ressemblait à Yves et dont les traits prenaienttout à coup pour elle une douceur très grande. C’est à sa portequ’elle irait frapper. Celle-là serait indulgente pour lui,puisqu’elle était sa mère. Elles pourraient parler sans haine del’absent ; elles vivraient là, les deux abandonnées, ensemble,et veilleraient sur le petit Pierre, réunissant leurs efforts pourle garder, ce dernier, pour qu’au moins il ne fût pas marin.

Et puis il lui semblait que, si, un jour, dansbien des années peut-être, Yves, déserteur, voulait se rapprocherdes siens, ce serait là, dans ce petit coin de terre, à Plouherzel,qu’il reviendrait. Elle avait fait, la nuit d’avant, l’étrange rêved’un retour d’Yves : cela se passait très loin, dans lesannées à venir, et elle-même était déjà vieille. Yves arrivait danssa chaumière de Plouherzel, le soir, vieux lui aussi, changé,misérable ; il lui demandait pardon. Derrière lui étaiententrés Goulven et Gildas, ses frères, et un autre Yves,plus grand qu’eux tous, qui avait les cheveux tout blancs et quitraînait à ses jambes de longues franges de goémon. La vieille mèreles accueillait de son visage dur. Elle demandait avec une voixtrès sombre :

« Comment se fait-il qu’ils soient tousici ? Mon mari pourtant a dû mourir en mer, il y a déjà plusde soixante ans… Goulven est en Amérique, … Gildas dans son trou decimetière… Comment se fait-il qu’ils soient tousici ? »

Alors Marie s’était réveillée de frayeur,comprenant qu’elle était entourée de morts.

Mais, ce soir, Yves était revenu vivant etjeune ; elle avait reconnu dans l’obscurité de la rue sataille droite et son pas souple. À l’idée qu’elle allait le revoiret être fixé sur son sort, tout son courage et tout ses projetsl’avaient abandonnée. Elle tremblait de plus en plus en montant cetescalier… Peut-être bien qu’il avait simplement passé ces deuxjournées à bord et qu’il revenait comme de coutume, et que touts’arrangerait encore une fois. Elle s’arrêtait sur ces marches pourdemander à Dieu que ce fût vrai, dans une prière rapide.

Quand elle ouvrit la porte, il était bien là,dans leur chambre, assis auprès du berceau et regardant son filsendormi.

Lui, pauvre petit Pierre, dormait d’un bonsommeil paisible, ayant encore son bandeau sur le front, là où lechenet de fer l’avait blessé.

Dès qu’elle fut entrée, pâle, son cœur battantà grandes secousses qui lui faisaient mal, elle vit tout de suitequ’Yves n’avait pas bu d’alcool : il avait levé les yeux surelle et son regard était clair, et puis il les avait baissés viteet restait penché sur son fils.

« A-t-il eu beaucoup de mal ? »demanda-t-il à demi-voix, lentement, avec une tranquillité quiétonnait et qui faisait peur.

« Non, j’ai été chercher le médecin pourle panser. Il a dit que ça ne laisserait pas de marque. Il n’a pasdu tout pleuré. »

Ils se tenaient là, muets l’un devant l’autre,lui toujours assis près de ce petit berceau, elle debout, blancheet tremblante. Ils ne s’en voulaient plus ; ils s’aimaientpeut-être ; mais maintenant l’irréparable était accompli, etc’était trop tard. Elle regardait ce costume qu’elle ne lui avaitjamais vu : un tricot de laine noir et un bonnet de drap.Pourquoi ces habits ? Et ce paquet, près de lui, par terre,d’où sortait un bout de col bleu ? Il semblait renfermer seseffets de matelot, quittés à tout jamais, comme si le vrai Yvesétait mort.

Elle osa demander :

« L’autre jour, tu es rentré àbord ?

– Non ! »

Encore un silence. Elle sentait l’angoisse quivenait plus forte.

« Depuis trois jours, Yves, tu n’es pasrentré ?

– Non ! »

Alors elle n’osa plus parler, ayant peur decomprendre la chose terrible ; voulant retenir les minutes,même ces minutes qui étaient faites d’incertitude et d’angoisse,parce qu’il était encore là, lui, devant elle, peut-être pour ladernière fois.

À la fin, la question poignante sortit de seslèvres :

« Que comptes-tu faire,alors ? »

Et lui, à voix basse, simplement, avec cettetranquillité des résolutions implacables, laissa tomber ce motlourd :

« Déserter ! »

Déserter !… Oui, c’était bien ce qu’elleavait deviné depuis quelques secondes, en voyant ce costume changé,ce petit paquet d’effets de matelot soigneusement pliés dans unmouchoir.

Elle s’était reculée, sous le poids de ce mot,s’appuyant derrière elle au mur avec ses mains, la gorge étranglée.Déserteur ! Yves ! perdu ! Dans sa tête repassaitl’image de Goulven, son frère, et des mers lointaines d’où lesmarins ne reviennent plus. Et, comme elle sentait son impuissancecontre cette volonté qui l’écrasait, elle restait là, anéantie.

Yves s’était mis à lui parler, très doucement,avec son calme sombre lui montrant le petit paquet d’effets qu’ilavait apporté :

« Tiens, ma pauvre Marie, demain, quandmon navire sera parti, tu renverras cela d’abord, tu m’entendsbien. On ne sait pas !… Si on me reprenait… C’est toujoursplus grave, emporter les effets de l’état ! Et puis voilàd’abord les avances qu’on m’a données… Vous retournerez à Toulven…Oh ! Je t’enverrai de l’argent de là-bas, tout ce que jegagnerai ; tu comprends, il ne m’en faudra plus beaucoup àmoi. Nous ne nous reverrons plus, mais tu ne seras pas tropmalheureuse… Tant que je vivrai. »

Elle voulait l’entourer avec ses bras, letenir de toutes ses forces, lutter, s’accrocher à lui quand il s’enirait, se faire plutôt traîner jusque dans les escaliers, jusquedans la rue… Mais non, quelque chose la clouait sur place :d’abord la conscience que tout serait inutile, et puis une dignité,là, devant leur fils endormi… Et elle restait contre ce mur, sansun mouvement.

Il avait posé deux cents francs en grossespièces d’argent sur leur table, près de lui. C’étaient ses avances,tout ce qui lui restait, ses pauvres effets payés. Il la regardaitmaintenant d’un regard profond, très doux, et il secouait avec samanche de laine des larmes qui venaient de couler sur sesjoues.

Mais c’était tout ce qu’il avait à lui dire.Et, à présent, c’était la minute suprême, c’était fini.

Il se pencha encore une dernière fois sur sonfils, puis il redressa sa haute taille et se leva pour partir.

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