Mon frère Yves

IV

« Et mon mari aussi, Madame Quémeneur,quand il est soûl, tout le temps il dort.

– Vous faites votre petit tour aussi,Madame Kervella ?

– Et j’attends mon mari, moi aussi donc,qui est arrivé aujourd’hui sur le Catinat.

– Et le mien, Madame Kerdoncuff, le jourqu’il était revenu de la Chine, il avait dormi pendant deuxjours ; et moi aussi donc, je m’étais soûlée, madameKerdoncuff. Oh ! comme j’ai eu honte aussi ! Et ma filleaussi donc, elle était tombée dans les escaliers ! »

Avec l’accent chantant et cadencé de Brest,tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par levent, entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue demousseline, qui attendent là-haut, à l’entrée des grands escaliersde granit.

Leurs maris sont revenus sur ce même bâtimentqui a ramené Yves, et elles sont là postées, soutenues déjà parquelque peu d’eau-de-vie, elles font le guet, l’œil moitiéégrillard, moitié attendri.

Ces vieux marins qu’elles attendent étaientjadis peut-être de braves gabiers durs à la peine ; et puis,gangrenés par les séjours dans Brest et l’ivrognerie, ils ontépousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides dela ville.

Derrière ces dames, il y a d’autres groupesencore, où la vue se repose : des jeunes femmes qui setiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueilliesdans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari, et regardant avecanxiété dans ce grand trou béant du port, par où les désirés vontvenir. Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beaucostume breton des fêtes, la grande coiffe et la robe de drap noirà broderies de soie ; la pluie les gâte pourtant, ces belleshardes qu’on ne renouvelle pas deux fois dans lavie ; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu’on vaembrasser tout à l’heure devant les autres.

« Voilà ceux du Magicien quientrent dans le port, Madame Kerdoncuff !

– Et voilà ceux du Catinat aussidonc ! Ils se suivent tous les deux, MadameQuémeneur ! »

En bas, les canots accostent, tout au fond,sur les quais noirs, et ceux qui sont attendus montent lespremiers.

D’abord les maris de ces dames, placeaux anciens, qui passent devant ! Le goudron, le vent, lehâle, l’eau-de-vie, leur ont composé des minois chiffonnés desinges… Et on s’en va, bras dessus bras dessous, du côté deRecouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons degranit ; tout à l’heure, on montera dans une chambre humidequi sent l’égout et le moisi de pauvre, où sur les meubles il y ades coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêleavec des chinoiseries. Et, grâce à l’alcool acheté au cabaret d’enbas, on trouvera l’oubli de cette séparation cruelle avec unrenouveau de ses vingt ans.

Puis viennent les autres, les jeunes hommesqu’attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères, etenfin, quatre à quatre, escaladant les marches de granit, toute labande des grands enfants sauvages qu’Yves conduit à la fête de sesgalons.

Celles qui les attendent, ceux-ci, sont dansla rue des Sept-Saints, déjà sorties sur leur porte et auguet : femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils,– à la voix avinée et au geste horrible.

Tout à l’heure, ce sera pour elles, leur sève,leurs ardeurs contenues, – et leur argent. – C’est qu’ils payentbien, les matelots, le jour du retour, et, en plus de ce qu’ilsdonnent, il y a surtout ce qu’on leur prend après, quand parbonheur ils sont ivres à point…

Ils regardaient devant eux indécis, commeeffarés, grisés déjà rien que de se trouver à terre.

Où aller ? Par où commencer leursplaisirs ?… Ce vent, cette pluie froide d’hiver et cettetombée sinistre de la nuit, – pour ceux qui ont un logis, un foyer,tout cela ajoute à la joie qu’on a de rentrer. À eux, cela leurfaisait bien sentir le besoin de se mettre à l’abri, d’aller seréchauffer quelque part ; mais ils étaient sans gîte, cespauvres exilés qui revenaient…

D’abord ils errèrent, se tenant les uns lesautres par le bras, riant à propos de tout, obliquant de droite oude gauche, – ayant des allures de bêtes captives qu’on vient delâcher.

Puis ils entrèrent À la descente desnavires, chez Madame Creachcadec.

À la descente des navires, c’était unbouge de la rue de Siam.

L’air chaud y sentait l’alcool. Il y avait unfeu de charbon dans une corbeille, et Yves s’assit devant. Depuisdeux ou trois ans, c’était la première fois qu’il se trouvait dansune chaise. – Et du feu ! – Comme il savourait ce bien-êtretout à fait inusité, de se sécher devant un brasier rouge ! –À bord, jamais ; – même dans les grands froids du cap Horn oude l’Islande ; même dans les humidités pénétrantes, continuesdes hautes latitudes, jamais on ne se chauffe, jamais on ne sesèche. Pendant des jours, pendant des nuits, on reste mouillé, eton tâche de se donner du mouvement, en attendant le soleil.

C’était une vraie mère pour les matelots,cette Madame Creachcadec ; tous ceux qui la connaissaientpouvaient bien le dire. Et puis elle leur comptait toujours, auplus juste prix, leurs dîners et leurs fêtes.

D’ailleurs, elle les reconnaissait tous. Ayantdéjà de l’alcool dans sa tête grosse et rouge, elle essayait derépéter leurs noms, qu’elle les entendait se dire entre eux ;elle se souvenait bien de les avoir vus, du temps qu’ils étaientcanotiers à bord de la Bretagne ; – et même ellecroyait se rappeler leur enfance de mousse, surl’Inflexible. Mais comme ils étaient devenus grands etbeaux garçons depuis cette époque ! – Vraiment il fallait sonœil à elle, pour les reconnaître, ainsi changés…

Et, au fond du cabaret, le dîner cuisait, surdes fourneaux qui répandaient une assez bonne odeur de soupe.

Dans la rue, on entendit un grand vacarme. Unetroupe de matelots arrivait, chantant, scandant à pleine voix, surun air très gai, ces paroles d’église : Kyrie Christe,Dominum nostrum ; Kyrie eleison…

Ils entrèrent, chavirant les chaises, en mêmetemps qu’une rafale du vent d’ouest couchait la flamme deslampes.

Kyrie Christe, Dominumnostrum… : les Bretons n’aimaient pas ce genre dechanson, venu sans doute des barrières de quelque grande ville.Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et lamusique, et cela les fit rire.

Du reste, c’était une bande débarquée de laGauloise, et ils se reconnaissaient, ceux-ci et lesautres ; ils avaient été mousses ensemble. L’un d’eux vintembrasser Yves : c’était Kerboul, son voisin de hamac à bordde l’Inflexible. Lui aussi était devenu grand etfort ; il était baleinier de l’amiral, et, comme il étaitassez sage, il portait depuis longtemps sur sa manche les galonsrouges.

L’air manquait dans ce cabaret, et on yfaisait grand tapage. Madame Creachcadec apporta le vin chaud toutfumant, premier service du dîner commandé, – et les têtescommencèrent à tourner…

Il y eut du bruit, cette nuit-là, dansBrest ; les patrouilles eurent fort à faire.

Dans la rue des Sept-Saints et dans celle deSaint-Yves, on entendit jusqu’au matin des chants et descris ; c’était comme si on y eût lâché des barbares, desbandes échappées de l’ancienne Gaule ; il y avait des scènesde joie qui rappelaient les rudesses primitives.

Les matelots chantaient. Et les femmes, quiguettaient leurs pièces d’or, – agitées, échevelées dans ce grandcoup de feu des retours de navire, – mêlaient leurs voix aigres àces voix profondes.

Les derniers arrivés de la mer, on lesreconnaissait à leur teint plus bronzé, à leurs allures plusdésinvoltes ; et puis ils traînaient avec eux des objetsexotiques ; il y en avait qui passaient avec des perruches,mouillées, dans des cages ; d’autres avec des singes.

Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avecune sorte d’accent naïf, des choses à faire frémir, – ou bien desairs du midi, des chansons basques, – surtout, de tristes mélopéesbretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou léguéspar l’antiquité celtique.

Les simples, les bons, faisaient des chœurs enparties ; ils restaient groupés par village, et répétaientdans leur langue les longues complaintes du pays, retrouvant encoredans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes. D’autresbégayaient comme de petits enfants et s’embrassaient ;inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaientdes passants.

La nuit s’avançait ; les mauvais lieuxseuls restaient ouverts, et, dans les rues, la pluie tombaittoujours sur l’exubérance des gaietés sauvages…

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