Mon frère Yves

XCII

Ces mers où se tenait le Primauguetétaient presque toujours du même bleu de lapis ; c’était larégion des alizés et du beau temps qui ne finit pas.

Quelquefois, pour aller d’un groupe d’îles àun autre, il nous fallait franchir l’équateur, passer par lesgrandes immobilités, les splendeurs mornes.

Et, après, quand l’alizé vivifiant reprenaitdans un hémisphère ou dans l’autre, quand le Primauguetréveillé se remettait à courir, alors on sentait mieux, parcontraste, le charme d’aller vite, le charme d’être sur cettegrande chose inclinée, frémissante, qui semblait vivre et qui vousobéissait, alerte et souple, en filant toujours.

Quand nous courions vers l’est, c’était auplus près du vent, dans ces régions d’alizés ; alors lePrimauguet se lançait contre les lames régulières etmoutonnées des tropiques pendant des jours entiers, sans se lasser,avec les mêmes petits trémoussements joyeux de poisson qui s’amuse.Ensuite, quand nous revenions sur nos pas, vent arrière, toutcouverts de voiles, déployant toute notre large envergure blanche,notre marche, toujours aussi rapide, devenait si facile, siglissante, que nous ne nous sentions plus filer ; nous étionscomme soulevés par une espèce de vol, et notre allure était commeun planement d’oiseau.

Pour les matelots, les jours continuaient à seressembler beaucoup.

Chaque matin, c’était d’abord un délire depropreté qui les prenait dès le branle-bas. À peine réveillés, onles voyait sauter, courir pour commencer au plus vite le grandlavage. Tout nus, avec un bonnet à pompon, ou bien habillés d’untricot de combat (qui est une petite pièce tricotée pourle cou, à peu près comme une bavette de nouveau-né), ils sedépêchaient de tout inonder. Des jets de pompe, des seaux d’eaulancés à tour de bras. Ils se dépêchaient, s’en jetant dans lesjambes, dans le dos, tout éclaboussés, tout ruisselants, chaviranttout pour tout laver ; ensuite, usant le pont, déjà trèsblanc, avec du sable, des frottes, des grattes, pour le blanchirencore.

On les interrompait pour les envoyer sur lesvergues faire quelque manœuvre du matin, larguer le ris de chasseou rectifier la voilure ; alors ils se vêtaient à la hâte, parconvenance, avant de monter, et exécutaient vite cette manœuvrecommandée, pressés de revenir en bas s’amuser dans l’eau.

À ce métier, les bras se faisaient forts etles poitrines bombées ; il arrivait même que les pieds, parhabitude de grimper nus, devenaient un peu prenants, comme ceux dessinges.

Vers huit heures, ce lavage devait finir, à uncertain roulement de tambour. Alors, pendant que l’ardent soleilséchait très vite toutes ces choses qu’ils avaient mouillées, euxcommençaient à fourbir ; les cuivres, les ferrures, même lessimples boucles, devaient briller clair comme des miroirs. Chacunse mettait à la petite poulie, au petit objet, dont la toilette luiétait particulièrement confiée, et le polissait avec sollicitude,se reculant de temps en temps d’un air entendu pour voir si çareluisait, si ça faisait bien. Et, autour de ces grands enfants, lemonde, c’était toujours et toujours le cercle bleu, l’inexorablecercle bleu, la solitude resplendissante, profonde, qui nefinissait pas, où rien ne changeait et où rien ne passait.

Rien ne passait que les bandes étourdies despoissons-volants aux allures de flèche, si rapides qu’onn’apercevait que des luisants d’ailes, et c’était tout. Il y enavait de plusieurs sortes : d’abord les gros, qui étaientcouleur d’acier bleui, et puis de plus petits et de plus rares quisemblaient avoir des nuances de mauve et de pivoine ; on étaitsurpris par leur vol rose, et, quand on voulait les regarder,c’était trop tard ; un petit coin de l’eau crépitait encore etétincelait de soleil comme sous une grêle de balles ; c’étaitlà qu’ils avaient fait leur plongeon, mais ils n’y étaientplus.

Quelquefois une frégate – grand oiseaumystérieux qui est toujours seul – traversait à une excessivehauteur les espaces de l’air, filant droit avec ses ailes minces etsa queue en ciseaux, se hâtant comme si elle avait un but. Alorsles matelots se montraient le voyageur étrange, le suivaient desyeux tant qu’il restait visible, et son passage était consigné surle journal du bord.

Mais des navires, jamais ; elles sonttrop grandes, ces mers australes ; on ne s’y rencontrepas.

Une fois, on avait trouvé une petite îleocéanienne entourée d’une blanche ceinture de corail. Des femmesqui habitaient là s’étaient approchées dans des pirogues, et lecommandant les avait laissées monter à bord, devinant pourquoielles étaient venues. Elles avaient toutes des tailles admirables,des yeux très sauvages à peine ouverts entre des cils troplourds ; des dents très blanches, que leur rire montraitjusqu’au fond. Sur leur peau, couleur de cuivre rouge, destatouages très compliqués ressemblaient à des réseaux de dentellesbleues.

Leur passage avait rompu pour un jour cettecontinence que les matelots gardaient. Et puis l’île, à peineentrevue, s’était enfuie avec sa plage blanche et ses palmesvertes, toute petite au milieu du grand désert des eaux, et on n’yavait plus pensé.

On ne s’ennuyait pas du tout à bord. Lesjournées étaient très suffisamment remplies par des travaux ou desdistractions.

À certaines heures, à certains jours fixésd’avance, par le tableau du service à la mer, onpermettait aux matelots d’ouvrir les sacs de toile où leurstrousseaux étaient renfermés (cela s’appelait : aller auxsacs). Alors ils étalaient toutes leurs petites affaires, quiétaient pliées là dedans avec un soin comique et le pont duPrimauguet ressemblait tout à coup à un bazar. Ilsouvraient leurs boîtes à coudre, disposaient des petites piècestrès artistement taillées pour réparer leurs vêtements, que le jeucontinuel et la force des muscles usaient vite ; il y avaitdes marins qui se mettaient nus pour raccommoder gravement leurchemise ; d’autres, qui repassaient leurs grands cols par desprocédés extraordinaires (en se tenant longtemps assisdessus) ; d’autres, qui prenaient dans leur boîte à écrire depauvres petits papiers jaunis, fanés, portant les timbres dedifférents recoins perdus du pays breton ou du pays basque, et semettaient à lire : c’étaient des lettres des mères, des sœurs,des fiancées, qui habitaient dans les villages de là-bas.

Et ensuite, à un coup de sifflet roulé, trèsspécial, qui signifiait : « Ramassez lessacs ! » tout cela disparaissait comme par enchantement,replié, resserré, redescendu à fond de cale, dans les casiersnumérotés que les terribles sergents d’armes venaient fermer avecdes chaînettes de fer.

En les regardant, on aurait pu se tromper àleurs airs patients et sages, si on ne les eût pas mieuxconnus ; en les voyant si absorbés dans ces occupations depetites filles, dans ces déballages de poupées, impossible des’imaginer de quoi ces mêmes jeunes hommes pouvaient redevenircapables une fois lâchés sur terre.

Il n’y avait qu’une heure de mélancolieinévitable, c’était quand la prière du soir venait d’être dite,quand les signes de croix des Bretons venaient de finir et que lesoleil était couché ; à cette heure-là, assurément, beaucoupd’entre eux songeaient au pays.

Même dans ces régions d’admirable lumière, ily a toujours cette heure indécise entre le jour et la nuit, qui esttriste. On voyait à cet instant-là des têtes de matelots se tournerinvolontairement vers cette dernière bande de lumière quipersistait du côté du couchant, très bas, à toucher la ligne deseaux.

Une bande nuancée toujours : surl’horizon, c’était d’abord du rouge sombre, un peu d’orangéau-dessus, un peu de vert pâle, une traînée de phosphore, et puiscela se fondait en montant avec les gris éteints, avec les nuancesd’ombre et d’obscurité. De derniers reflets d’un jaune tristerestaient sur la mer, qui luisait encore çà et là avant de prendreses tons neutres de la nuit ; ce dernier regard oblique dujour, jeté sur les profondeurs désertes, avait quelque chose d’unpeu sinistre, et on s’inquiétait malgré soi de l’immensité deseaux. C’était l’heure des révoltes intimes et des serrements decœur. C’était l’heure où les matelots avaient la notion vague queleur vie était étrange et contre nature, où ils songeaient à leurjeunesse séquestrée et perdue. Quelque lointaine image de femmepassait devant leurs yeux, entourée d’un charme alanguissant, d’unedouceur délicieuse. Ou bien ils faisaient, avec un trouble subit deleurs sens, le rêve de quelque fête insensée de luxure et d’alcoolpour se rattraper et s’étourdir, la prochaine fois qu’on lesdéchaînerait à terre…

Mais, après, venait la vraie nuit, tiède,pleine d’étoiles, et l’impression passagère était oubliée ;les matelots venaient tous s’asseoir ou s’étendre à l’avant dunavire et commençaient à chanter.

Il y avait des gabiers qui savaient de longueschansons très jolies, dont les refrains se reprenaient en chœur.Les voix étaient belles et vibrantes dans les silences sonores deces nuits.

Il y avait aussi un vieux maître qui contaittoujours à un petit cercle attentif d’interminableshistoires ; c’étaient des aventures très certainement arrivéesautrefois à de beaux gabiers, que des princesses amoureuses avaientemmenés dans des châteaux.

Il courait toujours, le Primauguet,traçant derrière lui, dans l’obscurité, une vague traînée blanchequi s’effaçait à mesure, comme une queue de météore. Il couraittoutes les nuits, sans se reposer ni dormir ; seulement sesgrandes ailes perdaient le soir leur blancheur de goéland, et, surles lueurs diffuses du ciel, on les voyait tout à coup découper, enombres chinoises, des pointes et des échancrures dechauve-souris.

Mais il avait beau courir, il était toujoursau milieu du même grand cercle qui semblait éternellement sereformer, s’étendre et le suivre.

Quelquefois ce cercle était noir et dessinaitnettement partout sa ligne inexorable qui s’arrêtait aux premièresétoiles du ciel, ou bien l’immense contour était adouci par desvapeurs qui fondaient tout ensemble ; alors on se figuraitcourir dans une espèce de globe d’un bleu gris, très étoilé, donton s’étonnait de ne jamais rencontrer les parois fuyantes.

L’étendue était remplie des bruits légers del’eau, l’étendue était toujours bruissante à l’infini, mais d’unemanière contenue et presque silencieuse ; elle rendait un sonpuissant et insaisissable, comme ferait un orchestre de milliers decordes que les archets frôleraient à peine et avec grandmystère.

Par instants, les étoiles australes semettaient à briller d’éclats très surprenants ; les grandesnébuleuses étincelaient comme une poussière de nacre, toutes lesteintes de la nuit semblaient s’éclairer, par transparence, delumières étranges, on se serait cru à ces moments des féeries oùtout s’illumine pour quelque immense apothéose ; et on sedisait : pourquoi est-ce que les choses resplendissent decette manière, qu’est-ce qui va se passer, qu’est-ce qu’il ya ?… Eh ! Bien non, il n’y avait rien, jamais ;c’était simplement la région des tropiques qui était ainsi. Il n’yavait rien que les mers désertes, et toujours l’étendue circulaire,absolument vide…

Ces nuits étaient bien d’exquises nuits d’été,douces, douces, plus que nos plus douces nuits de juin. Et ellestroublaient un peu tous ces hommes dont les aînés n’avaient pastrente ans…

Ces obscurités tièdes apportaient des idéesd’amour dont on n’aurait pas voulu. On se voyait près de s’amollirencore dans des rêves troublants ; on sentait le besoind’ouvrir ses bras à quelque forme humaine très désirée, del’étreindre avec une tendresse fraîche et rude, infinie. Mais non,personne, rien… Il fallait se raidir, rester seul, se retourner surles planches dures de ce pont de bois, puis penser à autre chose,se remettre à chanter… Et alors les belles chansons, gaies outristes, vibraient plus fort, dans le vide de la mer.

Pourtant, on était bien sur ce gaillardd’avant pendant ces veillées du large ; on y recevait enpleine poitrine les souffles frais de la nuit, les brises viergesqui n’avaient jamais passé sur terre, qui n’apportaient aucuneffluve vivant, qui n’avaient aucune senteur. Quand on était étendulà, on perdait peu à peu la notion de tout, excepté de la vitesse,qui est toujours une chose amusante, même quand on n’a pas de butet qu’on ne sait pas où l’on va.

Ils n’avaient pas de but, les matelots, et ilsne savaient pas où ils allaient. À quoi bon d’ailleurs, puisqu’onne leur permettait nulle part de mettre les pieds sur terre ?Ils ignoraient la direction de cette course rapide et l’infinieprofondeur des solitudes où ils étaient ; mais cela lesamusait d’aller droit devant eux, dans l’obscurité bleuâtre, trèsvite, et de se sentir filer. En chantant leurs chansons du soir,ils regardaient ce beaupré, toujours lancé en avant, avec ses deuxpetites cornes et sa tournure d’arbalète tendue, qui sautillait surla mer, qui effleurait l’eau bruissante à la façon très légère d’unpoisson-volant.

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