Mon frère Yves

LXXXVII

Le capitaine me reçoit à la coupée, en tenueassez correcte de Yankee ; la chola, transformée,porte une robe en soie rose, avec un collier magnifique en perlesdes îles Pomotou ; j’admire combien elle est belle et combiensa taille est parfaite.

Nous voici dans le logis aux étonnantesmurailles bardées de fer. Il y fait sombre et lourd ; mais,par les petites fenêtres épaisses, on voit resplendir des chosesqui semblent enchantées : une mer d’un bleu laiteux et d’unpoli de turquoise, une île lointaine, d’un violet rose d’iris, etde tout petits nuages orangés flottant dans un profond ciel d’orvert.

Après, quand on a détourné ses yeux de cespetites fenêtres ouvertes, de ces contemplations de lumière, onretrouve plus étrange le logis bas, irrégulier sous ses énormessolives, avec son arsenal de revolvers, de coups-de-poing, delanières et de fouets.

On mange à ce dîner des conserves deSan-Francisco, des fruits exquis de l’île Tonga-Tabou, desaiguilles, qui sont de petits poissons fins des merschaudes ; on boit des vins de France, du piscopéruvien et des liqueurs anglaises.

Le Chinois qui nous sert en robe de soie d’unviolet d’évêque, et porte des souliers à hautes semelles de papier.La chola chante une zamacuéca du Chili, enpinçant sur sa diguhela une sorte d’accompagnement quisemble le dandinement monotone d’une mule au trot. Les portes de laforteresse sont grandes ouvertes. Grâce à la présence de mes seizehommes armés, règnent une sécurité, une intimité paisible, qui sontvraiment fort touchantes.

À l’avant, les hommes du Primauguetboivent et chantent avec les baleiniers. C’est fête partout. Et jevois de loin Yves et Goulven, qui ne boivent pas, eux, mais quifont les cent pas en causant. Goulven, le plus grand, a passé sonbras sur les épaules de son frère, qui le tient, lui, autour de lataille ; isolés tous deux au milieu des autres, ils sepromènent en se parlant à voix basse.

Les verres se vident partout dans des toastsbizarres. Le capitaine, qui d’abord ressemblait à la statueimpassible d’un dieu marin ou d’un fleuve, s’anime, rit d’un rirepuissant qui fait trembler tout son corps ; sa bouche s’ouvrecomme celle d’un cétacé, et le voilà qui dit en anglais des chosesétranges, qui s’oublie avec moi dans des confidences à le fairependre ; la conversation tourne en douce causerie depirate…

La chola rentrée dans sa cabine, onfait venir un matelot tatoué, qu’on déshabille au dessert. C’estpour me montrer ce tatouage, qui représente une chasse aurenard.

Cela part du cou : des cavaliers, deschiens, qui galopent, descendent en spirale autour du torse. – Vousne voyez pas encore le renard ? Me demanda le capitaine avecson plus joyeux rire.

Cela va être si drôle, paraît-il, ladécouverte de ce renard, qu’il en est pâmé d’avance. Et il faittourner l’homme, déjà ivre, plusieurs fois sur lui-même pour suivrecette chasse qui descend toujours. Aux environs des reins, cela secorse, et on prévoit que cela va finir.

« Eh ! le voilà, lerenard ! » crie le capitaine à tête de fleuve, au comblede sa gaieté de sauvage, en se renversant, pâmé d’aise et derire.

La bête poursuivie se remisait dans sonterrier ; on n’en voyait que la moitié. Et c’était la grandesurprise finale. On invita ce matelot à toaster avec nous, pour sapeine de s’être fait voir.

Il était temps d’aller prendre sur le pont unpeu d’air pur, l’air frais et délicieux du soir. La mer, toujoursaussi immobile et lourde, luisait au loin, reflétait de dernièreslueurs du côté de l’ouest. Maintenant les hommes dansaient, au sond’une flûte qui jouait un air de gigue.

En dansant, les baleiniers nous jetaient decôté des regards de chats, moitié timidité curieuse, moitié dédainfarouche. Ils avaient de ces jeux de physionomie que les coureursde mer ont gardés de l’homme primitif ; des gestes drôles àpropos de tout, une mimique excessive, comme les animaux à l’étatlibre. Tantôt ils se renversaient en arrière, tout cambrés ;tantôt, à force de souplesse naturelle et par habitude de ruse, ilss’écrasaient, en enflant le dos, comme font les grands félins quandils marchent à la lumière du jour. Et ils tournaient tous, au sonde la petite musique flûtée, du petit turlututu sautillant etenfantin ; très sérieux, faisant les beaux danseurs, avec desposes gracieuses de bras et des ronds de jambes.

Mais Yves et Goulven se promenaient toujoursenlacés. Ils se hâtaient pour tout ce qu’ils avaient encore à sedire, ils pressaient leur entretien dernier et suprême, comprenantque j’allais partir. Ils s’étaient vus une fois, quinze ansauparavant, alors qu’Yves était petit encore, pendant cette journéeque Goulven était venu passer à Plouherzel, en se cachant comme unbanni. Et sans doute ils ne se retrouveraient jamais plus.

On vit tout à coup de ces danseurs qui setenaient par la taille, se jeter à terre, toujours serrés l’un àl’autre, et puis se débattre, râler, pris d’une rage subite ;ils cherchaient à s’enfoncer leur couteau dans la poitrine, et lesang faisait déjà sur les planches ses marques rouges.

Le capitaine à tête de fleuve les sépara enles cinglant tous deux avec une lanière en cuir d’hippopotame.

« No matter, dit-il ;they are drunk ! » (ce n’est rien, ilssont ivres !)

Il était temps de partir. Goulven et Yvess’embrassèrent, et je vis que Goulven pleurait.

Comme nous revenions sur la mer tranquille,les premières étoiles australes s’allumant en haut, Yves me parlaitde son frère :

« Il n’est pas trop heureux. Pourtant ilne gagne pas mal d’argent, et il a une petite maison en Californie,où il espère revenir. Mais voilà, c’est le mal du pays qui letue. »

… Ce capitaine m’avait juré de venir lelendemain avec sa chola dîner à mon bord. Mais, pendant lanuit, le baleinier prit le large, s’évanouit dans l’immensitévide ; nous ne le vîmes plus.

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