Mon frère Yves

XCVI LETTRE D’YVES

« Melbourne, septembre 1882.

» Cher frère,

» Je vous fais savoir notre arrivée enAustralie ; nous avons eu une traversée tout à fait belle etnous devons repartir demain pour le Japon ; car vous savez quenous avons reçu l’ordre de faire un petit tour dans ce pays-là.

» J’ai trouvé ici deux lettres de vous etaussi deux de ma femme ; mais j’ai bien hâte de lire celle quevous m’écrirez quand vous aurez passé par Toulven.

» Cher frère, votre remplaçant à bord est toutà fait comme vous ; il est très bon avec les marins. Tantqu’au remplaçant de M. Plumkett, il est assez dur, mais pas àmon égard, au contraire. M. Plumkett m’avait dit qu’ilm’aurait recommandé à lui en partant, et c’est une chose que jecroirais assez. Les autres et le major sont toujours de même ;ils me parlent souvent de vous et me demandent de vosnouvelles.

» Le commandant m’a donné à faire le servicede second-maître depuis que nous avons jeté à l’eau le pauvreMarsano, le Niçois, qu’on a trouvé tué un matin dans son hamac enfaisant le branle-bas. Et j’aime beaucoup ce service-là.

» Cher frère, on a envoyé deux fois les marinsse promener à terre, à San-Francisco, et vous pensez, sans vous, jen’ai pas seulement voulu donner mon nom pour descendre avec eux.Même je vous dirai que les gabiers ont fait une grandebaroufe, la seconde nuit, contre des Allemands, et il y aeu du mal avec les couteaux.

» J’ai aussi à vous dire, cher frère, qu’onn’a pas encore ôté votre carte de dessus la porte de votre chambre,et je pense qu’on l’oubliera tout à fait à présent. Alors, le soir,je fais mon tour par le faux-pont arrière pour passer devant.

» L’année prochaine, quand nous reviendrons,j’ai espoir d’avoir une bonne permission pour aller voir ma femmeet mon petit Pierre, et ma petite fille ; mais ce seratoujours bien court, et certainement je ne serai jamais tranquilleavant d’avoir ma retraite. D’un autre côté, quand je serai d’âge àlaisser les cols bleus, mon petit Pierre sera près de partir pourle service, lui, à son tour, ou bien il y aura peut-être une placepour moi là-bas, du côté de l’étang, vers l’église : voussavez quelle place je veux dire.

» Cher frère, vous croyez que je prends desmanières comme vous ? Mais non, je vous assure, je pense commej’ai toujours pensé.

» Pour les têtes de coco, je croisbien qu’elles sont perdues, car nous ne passerons pas enCalédonie ; mais enfin plus tard, je pourrai peut-être yrevenir et en acheter. Si vous passiez par le golfe Juan, vous meferiez bien plaisir d’aller à Vallauris prendre pour moi deux deces flambeaux, comme ils en font dans ce pays, et qui ont des têtesde perruches de France. Ça m’amuserait beaucoup d’enmettre comme ceux-là chez moi. J’ai bien hâte, frère, d’installerma petite maison.

» Parmi toute espèce de choses qui me rendenttriste quand je me réveille, ce qui me fait le plus de peine, c’estque ma mère ne veut plus du tout venir demeurer en Toulven. Il mesemble que, si je pouvais avoir une permission pour aller lachercher, avec moi, pour sûr, elle viendrait. Mais, d’un autrecôté, alors, je n’aurais plus personne à Plouherzel, c’est tout àfait notre pays, vous savez bien. Si je pouvais croire ce que vousm’avez dit souvent au sujet de revivre après qu’on est mort, il estsûr que je me trouverais encore assez heureux. Mais, tenez, je voisbien que, vous-même, vous n’y croyez pas beaucoup. Pourtant jetrouve très drôle que j’aie peur des revenants, et je croiraisassez, frère, que vous en avez peur aussi.

» Je vous demande bien pardon de la feuillesale que je vous envoie, mais ce n’est pas tout à fait moi lacause ; vous comprenez, je n’ai plus votre bureau à présentpour faire mes lettres dessus comme un officier. Je vous écrivaisassez tranquille à la fin de mon quart de nuit sur les caissons del’avant, et alors l’idiot de Le Hir m’a chaviré ma bougie. Je n’aipas le temps de faire ma petite écriture à ma façon comme je faisquelquefois, vous savez, celle que vous trouvez jolie. J’écris àcourir, et je vous demande bien pardon.

« Nous partons demain matin, dès le jour,pour ces pays du Japon ; mais je vous ferai parvenir ma lettrepar le pilote qui viendra nous mettre dehors. Je termine en vousembrassant bien des fois de tout mon cœur.

» Votre frère,

»Yves Kermadec.

» Cher frère, je ne puis dire combien je vousaime.

»Yves. »

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