Mon frère Yves

XXII

Ce fut le soir, après souper, que la mèred’Yves me recommanda solennellement son fils, et cela resta toutela vie.

Elle avait bien compris, avec son instinct demère, que je n’étais pas ce que je paraissais être et que jepourrais avoir sur la destinée de son dernier fils une influencesouveraine.

« Elle dit, traduisait la jeune fille,que vous nous trompez, monsieur, et qu’Yves aussi nous trompe pourvous faire plaisir ; que vous n’êtes pas quelqu’un comme nousautres… Et elle demande, puisque vous naviguez ensemble, si vousvoudrez veiller sur lui. »

Alors la vieille femme me commença l’histoiredu père d’Yves, histoire, que par Yves lui-même, je connaissaisdéjà depuis longtemps. Je l’écoutai volontiers cependant, contéepar cette jeune fille, devant la grande cheminée bretonne où laflamme dansait sur une souche de hêtre.

« … Elle dit que notre père était un beaumarin, si beau, qu’on n’avait jamais vu dans le pays un si belhomme marcher sur terre. Il est mort, nous laissant treize, treizeenfants. Il est mort comme beaucoup de marins de nos pays,monsieur. Un dimanche qu’il avait bu, il est parti en mer le soirdans sa barque, malgré un grand vent qui soufflait du nord-ouest,et on ne l’a jamais vu revenir. Comme ses fils, il avait très boncœur ; mais sa tête était bien mauvaise. »

Et la pauvre mère regardait son fils Yves…

« Elle dit, continua la jeune fille, quemes parents habitaient Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère,qu’Yves avait un an, et que, moi, je n’étais pas encore venue quandnotre père est mort ; alors elle a quitté cette ville pourretourner à Plouherzel en Goëlo, son pays natal. Mon père laissaitnos affaires en grand désordre ; presque tout l’argent quenous avions eu autrefois était passé au cabaret, et ma mère n’avaitplus de pain à nous donner. C’est alors que nos deux frères aînés,Gildas et Goulven, sont partis comme mousses sur des navires aulong cours.

» On ne les a pas beaucoup vus au paysdepuis leur départ, et pourtant on ne peut pas dire qu’il ne nousaimaient pas. Ils se sont longtemps privés de leur paye de matelotpour permettre à notre mère de nous élever, nous les plus petits,Yves, ma sœur qui est ici, et puis moi.

» Mais Goulven a déserté, monsieur, il ya plus de quinze ans, par un mauvais coup de tête…

– Eux aussi, dit la vieille femme, sontde beaux et braves marins, leur cœur est franc comme l’or… Mais ilsont la tête de leur père, et déjà ils se sont mis à boire…

– Mon frère Gildas, reprit la jeunefille, a navigué sept ans à bord d’un américain pour faire, dans leGrand-Océan, la pêche à la baleine. Cette campagne l’avait rendutrès riche ; mais il paraît que c’est un dur métier, n’est-cepas, monsieur ?

– Oui, un dur métier, en effet… Je les aivus à l’œuvre, dans le Grand-Océan, ces marins-là, moitiébaleiniers, moitié forbans, qui passent des années dans les grandeshoules des mers Australes sans aborder aucune terre habitée.

– Il était si riche, mon frère Gildas,quand il est revenu de cette pêche, qu’il avait un grand sac toutrempli de pièces d’or.

– Il les avait versées là sur mes genoux,dit la vieille femme en relevant les pans de sa robe, comme pourles retenir encore, et mon tablier en était plein. De grossespièces d’or des autres pays, marquées de toute sorte de figures derois et d’oiseaux. Il y en avait de toutes neuves, quireprésentaient le portrait d’une dame avec une couronne de plumes,et qui valaient seules plus de cent francs, monsieur. Jamais nousn’avions vu tant d’or… Il donna mille francs à chacune de sessœurs, mille francs à moi sa mère, et m’acheta cette petite maisonoù nous demeurons. Il dépensa le reste à s’amuser à Paimpol et àfaire des choses, qui certainement, n’étaient pas bien. Mais ilssont tous comme ça, monsieur, vous le savez mieux que moi. Pendantdeux mois, on ne parlait que de lui dans la ville…

» Depuis il est reparti et nous nel’avons pas revu. C’est un brave marin, monsieur, que mon filsGildas ; mais il est perdu comme son père parce que, luiaussi, s’est mis à boire. »

Et la vielle femme courba douloureusement latête en parlant de ce fléau sans remède qui dévore les familles desmarins bretons.

Il y eut un silence, et elle parla de nouveauà sa fille d’une voix grave en me regardant.

« Elle demande, monsieur… Si vous voulezlui faire cette promesse… Au sujet de mon frère… »

Ce regard anxieux, profond, fixé sur moi, mecausait une impression étrange. C’est pourtant vrai que toutes lesmères, quelles que soient les distances qui les séparent, ont, àcertaines heures, des expressions pareilles… Maintenant il mesemblait que cette mère d’Yves avait quelque chose de lamienne.

« Dites-lui que je jure de veiller surlui toute ma vie, comme s’il était mon frère. »

Et la jeune fille répéta, traduisant lentementen breton :

« Il jure de veiller sur lui toute savie, comme s’il était son frère. »

Elle s’était levée, la vieille mère, toujoursdroite, et rude, et brusque ; elle avait pris au mur une imagedu christ, et s’était avancée vers moi, en me parlant comme pour meprendre au mot, là, avec une naïveté, une indiscrétionsauvages.

« C’est là-dessus, monsieur, qu’elle vousdemande de jurer.

– Non, ma mère, non », dit Yves toutconfus, qui essayait de s’interposer, de l’arrêter.

Moi, j’étendis le bras vers cette image duchrist, un peu surpris, un peu ému peut-être, et jerépétai :

« Je jure de faire ce que je viens dedire. »

Seulement mon bras tremblait légèrement, parceque je pressentais que l’engagement serait grave dans l’avenir.

Et puis je pris la main d’Yves, qui baissaitla tête, rêveur :

« Et toi, tu m’obéiras, tu me suivras…Mon frère ? »

Lui répondit tout bas, hésitant, détournantles yeux, avec le sourire d’un enfant :

« Mais oui… Bien sûr… »

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