Mon frère Yves

LXXXIV

La nuit qui suit est claire et délicieuse.Nous allons tout doucement, dans la Mer De Corail, par une petitebrise tiède, avançant avec précaution, de peur de rencontrer lesîles blanches, écoutant le silence, de peur d’entendre bruire lesrécifs.

De minuit à quatre heures du matin, le tempsdu quart se passe à veiller au milieu de ces grandes paix étrangesdes eaux australes.

Tout est d’un bleu vert, d’un bleunuit, d’une couleur de profondeur ; la lune, qui se tientd’abord très haut, jette sur la mer des petits reflets qui dansent,comme si partout, sur les immenses plaines vides, des mainsmystérieuses agitaient sans bruit des milliers de petitsmiroirs.

Les demi-heures s’en vont l’une après l’autre,tranquilles, la brise égale, les voiles très légèrement tendues.Les matelots de quart, en vêtements de toile, dorment à plat pont,par rangées, couchés sur le même côté tous, emboîtés les uns dansles autres, comme des séries de momies blanches.

À chaque demi-heure, on tressaille enentendant la cloche qui vibre ; et alors deux voix viennent del’avant du navire, chantant d’une après l’autre, sur une sorte derythme lent : « Ouvre l’œil au bossoir…Tribord ! » dit l’une. « Ouvre l’œil au bossoir…Bâbord ! » répond l’autre. On est surpris par ce bruit,qui paraît une clameur effrayante dans tout ce silence, et puis lesvibrations des voix et de la cloche tombent, et on n’entend plusrien.

Cependant la lune s’abaisse lentement, et salumière bleue se ternit ; maintenant elle est plus près deseaux et y dessine une grande lueur allongée qui traîne.

Elle devient plus jaune, éclairant à peine,comme une lampe qui meurt.

Lentement elle se met à grandir, à grandir,démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s’enfonce,étrange, effrayante. On ne sait plus ce qu’on voit : àl’horizon, c’est un grand feu terne, sanglant. C’est trop grandpour être la lune, et puis maintenant des choses lointaines sedessinent devant en grandes ombres noires : des tourscolossales, des montagnes éboulées, des palais, desBabels !

On sent comme un voile de ténèbress’appesantir sur les sens ; la notion du réel est perdue. Ilvous vient comme l’impression de cités apocalyptiques, de nuéeslourdes de sang, de malédictions suspendues. C’est la conceptiondes épouvantes gigantesques, des anéantissements chaotiques, desfins de monde…

Une minute de sommeil intérieur qui vient depasser, malgré toute volonté ; un rêve de dormeur debout quis’est envolé très vite.

Mirage !… À présent, c’est fini, et lalune est couchée. Il n’y avait rien là-bas que la mer infinie, etles vapeurs errantes, annonçant l’approche du matin ;maintenant que la lune n’est plus derrière, on ne les distinguemême pas. Tout vient de s’évanouir, et on retrouve la nuit, lavraie nuit, toujours pure et tranquille.

Ils sont bien loin de nous, ces pays del’apocalypse ; car nous sommes dans la Mer De Corail, surl’autre face du monde, et il n’y a rien ici que le cercle immense,le miroir illimité des eaux…

Un timonier est allé regarder l’heure à lamontre. Par déférence pour la lune, il doit noter, sur ce grandregistre toujours ouvert, qui est le journal du bord,l’instant très précis auquel elle s’est couchée.

Puis il revient pour me dire :

« Capitaine, il est l’heure deréveiller au quart. »

Déjà ! Déjà finies mes quatre heures denuit, – et l’officier de relève qui va bientôt paraître.

Je commande :

« Chefs et chargeurs à réveiller auquart ! »

Alors, quelques-uns de ceux qui dormaient àplat pont comme des momies blanches se lèvent en éveillent quelquesautres ; ils partent toute une bande, et descendent. Et puison entend en bas, dans le faux pont, une vingtaine de voix chanterl’une après l’autre, – en cascade comme on fait pour frèreJacques, – une sorte d’air très ancien, qui est joyeux etmoqueur.

Ils chantent :

« As-tu entendu, les tribordais, deboutau quart, debout, debout, debout !… As-tu entendu, lestribordais, debout au quart, debout, debout,debout !… »

Ils vont et viennent, courbés sous les hamacssuspendus, et, en passant, secouent les dormeurs à grands coupsd’épaule.

Après, je commande, inexorable :

« En haut, les tribordais, àl’appel ! »

Et ils montent, demi-nus ; il y en a quibâillent, d’autres qui s’étirent, qui trébuchent. Ils se rangentpar groupes à leur poste, pendant qu’un homme, avec un fanal, lesregardant sous le nez, les compte. Les autres, qui dormaient sur lepont, vont aller en bas se coucher à leur place.

Yves est monté, lui aussi, avec ces tribordaisqu’on vient de réveiller. Je reconnais bien son coup de sifflet,que je n’avais plus entendu depuis une année. Et puis je reconnaissa voix, qui résonne et commande pour la première fois sur le pontdu Primauguet.

Alors je l’appelle très officiellement par sontitre, qu’on vient de lui rendre : « Maître dequart ! »

C’était seulement pour lui donner une poignéede main, lui souhaiter bienvenue et bonne fin de nuit avant de m’enaller dormir.

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