Mon frère Yves

VI

… Yves s’éveilla lentement vers le soir ;C’étaient d’abord des sensations de douleur, qui revenaient une àune, comme au sortir d’une espèce de mort. Il avait froid, froidjusqu’au cœur de ses membres.

Surtout il était engourdi et meurtri, – étendudepuis des heures sur une couche dure : alors il essaya unpremier effort, à peine conscient, pour se retourner. Mais son piedgauche, qui lui fit tout à coup grand mal, était pris dans unechose rigide contre laquelle on sentait bien qu’il n’y avait pas delutte possible. – Ah ! oui, il reconnaissait cette sensation,il comprenait maintenant : les fers !…

Il connaissait bien déjà ce lendemaininévitable des grandes nuits de plaisirs : être rivé à labarre par une boucle, pour des jours entiers ! Et celieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peined’ouvrir les yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre,et humide, avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâletombant d’en haut par un trou : la cale duMagicien !

Seulement il confondait ce lendemain de fêteavec d’autres qui s’étaient passés ailleurs, – là-bas, bien loin,en Amérique ou dans les ports de la Chine… Etait-ce pour avoirbattu les alguazils de Buenos-Ayres ? Ou bien était-ce lamêlée sanglante de Rosario qui l’avait mené là ? ou encorel’affaire avec les matelots russes à Hong-Kong ?… Il ne savaitplus bien, à quelques milliers de lieues près, n’ayant pas lanotion du pays où il se trouvait.

Tous les vents et toutes les lames de la meravaient bien pu promener le Magicien par tous les pays dumonde ; elles l’avaient secoué, roulé, meurtri au dehors, maissans parvenir à défaire l’arrangement de toutes ces choses quiétaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes sur desétagères, – sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être làpendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage demorse ; ni changer cette odeur de rat, de moisissure et degoudron.

Il sentait toujours ce froid, si profond, quec’était comme une douleur jusque dans ses os ; alors ilcomprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi.Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, luirevinrent vaguement à la mémoire… On n’était donc plus là-bas dansles pays bleus de l’équateur !… Non, il se rappelaitmaintenant : c’était la France, la Bretagne, c’était le retourtant rêvé.

Mais qu’avait-il fait pour être déjà aux fers,à peine arrivé dans son pays ? Il cherchait et ne trouvaitpas. Puis un souvenir lui revint tout à coup, comme d’unrêve : pendant qu’on le hissait à bord, il s’était un peuréveillé, disant qu’il monterait tout seul et il avait vu justementdevant lui, par fatalité, certain vieux maître qu’il avait enaversion. Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures ;après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus lereste, étant à ce moment-là retombé inerte et sansconnaissance.

Mais alors, … La permission qu’on lui avaitpromise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la luidonnerait pas !… Toutes ces choses attendues, désirées pendanttrois ans de misère, étaient perdues ! Il songea à sa mère etsentit un grand coup dans le cœur ; ses yeux s’ouvrirenteffarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange parun tumulte de choses intérieures. Et, avec l’espoir que ce n’étaitqu’un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l’anneau de fer sonpied meurtri.

Alors un éclat de rire sonore, profond, partitcomme une fusée dans la cale noire : un homme, vêtu d’untricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et leregardait ; dans son rire, il renversait en arrière une têteadmirable et montrait ses dents blanches avec une expressionféline.

« Alors, tu te réveilles ? »interrogea l’homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l’accentbordelais.

Yves reconnut son ami Jean Barrada, lecanonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda si jele savais.

« Té ! » dit Barrada avec sagouaillerie de Gascon, « s’il le sait ! Il est descendutrois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir ; tuétais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi,pour le prévenir si tu bouges.

– Et pour quoi faire ? Je n’ai pasbesoin qu’il revienne, ni lui ni personne.

– N’y va pas, Barrada, entends-tu bien,je te le défends !… »

Ainsi c’était fait ; il était retombéencore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares foisqu’il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n’y pouvaitrien ! C’était donc vrai, ce qu’on lui avait dit, que cettehabitude était terrible et mortelle, et qu’on était bien perduquand une fois on l’avait prise. De rage contre lui-même, il torditses bras musculeux qui craquèrent ; il se souleva à demi,serrant ses dents, qu’on entendit crisser, et puis retomba, la têtesur les planches dures. Oh ! Sa pauvre mère, elle était làtout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu’il en avaitenvie !… C’était ça, son retour en France ! Quelle misèreet quelle angoisse !

« Au moins tu devrais te changer, ditBarrada. Rester tout mouillé comme tu es, ça n’est pas sain, et tuattraperas du mal.

– Tant mieux alors, Barrada !… Àprésent, laisse-moi. »

Il parlait d’un ton dur, le regard sombre etméchant ; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu’eneffet il fallait le laisser.

Yves détourna la tête et se cacha d’abord levisage sous ses deux bras relevés ; puis, craignant queBarrada ne s’imaginât qu’il pleurait, par fierté il changea sa poseet regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée,gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que decoutume, exprimait ce défi de sauvage qu’en lui-même il jetait àtout. Dans sa tête il formait de mauvais projets ; des idéesconçues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbreslui étaient revenues.

Oui, il s’en irait, comme son frère Goulven,comme ses frères ; cette fois, c’était bien décidé et bienfini. La vie de ces forbans qu’il avait rencontrés sur lesbaleiniers d’Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de laPlata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein,depuis longtemps l’attirait : c’était dans son sangd’ailleurs, c’était de famille.

Déserter pour aller naviguer au commerce àl’étranger, ou faire la grande pêche, c’est toujours le rêve quiobsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs momentsde révolte.

Il y a de beaux jours en Amérique pour lesdéserteurs ! Lui ne réussirait pas, il se le disaitbien ; il était trop voué à la peine et au malheur ;mais, si c’est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi detout !

Sa mère !… Eh bien, en se sauvant, ilpasserait par Plouherzel, la nuit, pour l’embrasser. Toujours commeson frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis ; il s’ensouvenait, de l’avoir vu arriver une nuit, avec l’air de secacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d’adieuqu’il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucouppleuré, il est vrai. Mais qu’y faire ? C’est fatal,cela !… Et ce frère Goulven, comme il avait l’air décidé etfier !

À part sa mère, Yves avait à ce moment tout lereste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépenséesau service, dans la séquestration des navires de guerre, sous lefouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui etpourquoi. Son cœur débordait de désespoirs amers, d’envies devengeance, de rage d’être libre… Et, comme j’étais cause, moi,qu’il s’était rengagé pour cinq ans à l’état, alors il m’en voulaitaussi et me confondait dans son ressentiment contre tous lesautres.

Barrada l’avait quitté, et la nuit de décembreétait venue. Par le panneau de la cale, on ne voyait plus descendrela lueur grise du jour ; ce n’était plus qu’une buéed’humidité qui tombait par là et qui était glacée.

Un homme de ronde était venu allumer un fanal,dans une cage grillée, et tous les objets de la cale s’étaientéclairés confusément. Yves entendit au-dessus de lui faire lebranle-bas du soir, tous les hamacs qui s’accrochaient, et puis lepremier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de lanuit.

Au dehors, il ventait toujours, et, à mesureque le silence des hommes se faisait, on percevait plus fort lesgrandes voix inconscientes des choses. En haut, il y avait unmugissement continu dans la mâture ; on entendait aussi la merau milieu de laquelle on était et qui, de temps en temps, secouaittout, comme par impatience. À chaque secousse, elle faisait roulerla tête d’Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses mainsdessous pour que cela lui fît moins de mal.

La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombreet méchante ; tout le long des parois du navire, onl’entendait sauter et faire son bruit.

Sans doute, à cette heure, personne nedescendrait plus dans la cale. Yves était seul par terre rivé à saboucle, l’anneau de fer au pied, et maintenant ses dentsclaquaient.

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