Mon frère Yves

XCIX

Quand les vents me ramènent en Bretagne, c’estaux derniers jours de mai, au plus beau du printemps breton.

Il y a déjà six semaines qu’Yves est dans sapetite maison de Toulven, arrangeant ma chambre, préparant toutpour mon arrivée.

Le navire sur lequel je suis embarqué a quittéla Méditerranée pour remonter dans l’Océan, vers les ports du Nordet désarmer à Brest.

18 mai, en mer. – Déjà on sent laBretagne approcher. Il fait beau encore, mais un de ces beaux tempsbretons qui sont tranquilles et mélancoliques. La mer unie est d’unbleu pâle, l’air salin est frais et sent le varech ; il y asur toute chose comme un voile de brumes bleuâtres, trèstransparentes et très ténues.

À huit heures du matin, doublé la pointe dePenmarc’h. Les granits celtiques, les grandes falaises tristes peuà peu se dessinent et s’approchent.

Maintenant ce sont de vrais bancs de brumes, –mais très légers, brumes d’été, – qui se reposent partout sur leslointains de l’horizon.

À une heure, la passe des Toulinguets, et puisnous entrons à Brest.

19 mai. – Permission de huit jours. Àmidi, je suis en chemin de fer, en route pour Toulven.

Pluie tout le long du chemin sur les campagnesbretonnes. Dans les prés, dans les vallées ombreuses, tout estplein d’eau.

De Bannalec à Toulven, une heure de voiture àtravers les bois. Le regard fixé en avant, je cherche la flèche engranit de l’église au fond de l’horizon vert.

La voilà qui paraît, reflétée profondément, endessous, dans l’étang morne. Le beau temps est revenu avec un pâleciel bleu.

Toulven !… La voiture s’arrête. Yves estlà à m’attendre, tenant petit Pierre par la main.

Nous nous regardons tous deux, – et voilà qued’abord une même envie de rire nous prend en même temps, à cause denos moustaches. Cela change nos figures et nous nous trouvonsdrôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins ont ledroit d’en porter. Yves exprime l’avis que cela nous donne un airbeaucoup plus dégourdi.

Après, nous nous embrassons.

Comme il est encore devenu beau, le petitPierre, et plus grand, et plus fort !… Nous partons ensemble,traversant Toulven, où les bonnes gens me connaissent, et sortentsur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans l’étroiterue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Jereconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à lanaissance de mon filleul ; elle me fait bonjour de la tête parune fenêtre ouverte. Les grandes coiffes, les collerettes, lespaillettes des corsages, se détachent dans les embrasuresprofondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passageces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à laBretagne.

Petit Pierre, que nous tenons par la main,marche maintenant comme un homme. Il n’avait encore rien dit, unpeu saisi de me revoir ; mais le voilà qui cause ; illève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu’und’ami à qui on fait part de ses réflexions. Petite voix douce queje n’ai pas encore beaucoup entendue. Comme il a l’accent deBretagne !

« Parrain, tu m’as apporté monmouton ? »

Heureusement je m’étais rappelé cette promessede l’an dernier ; il était dans ma malle, ce mouton àroulettes, pour mon petit Pierre. Et j’apportais aussi desflambeaux, ayant des figures de perruches de France, quej’avais promis à mon autre grand enfant, – Yves.

Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve,avec ses entourages de fenêtres en granit breton, ses auventsverts, son grenier à lucarne, et, derrière, l’horizon des bois.

Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grandecheminée, Marie et la petite Corentine nous attendent.

Mais tout de suite, Yves me prie de monter,car il a hâte de me faire voir le haut, leur belle chambre blanche,avec ses rideaux de mousseline et ses meubles de cerisierverni.

Et puis il ouvre une autre porte :

« À présent, frère, voilà chezvous ! »

Et il me regarde, anxieux de l’effet produit,après tant de mal qu’ils se sont donné, sa femme et lui, pour queje trouve tout à mon goût.

J’entre, touché, ému. Elle est toute blanche,ma chambre et on y sent un parfum délicieux, il y a partout desfleurs qu’on est allé chercher très loin pour moi ; dans lesvases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets depois de senteur ; dans le foyer, c’est rempli de bruyères.

Ils n’ont pas pu se décider, par exemple, à ymettre des vieux meubles, des vieilleries bretonnes, et ils s’enexcusent, n’ayant rien trouvé à leur idée d’assez joli ni d’assezpropre. On est allé à Quimper m’acheter un lit comme le leur, encerisier, qui est un bois clair, d’une couleur gaie, un peu rose.Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détailssont arrangés avec tendresse ; sur les murs, il y a, dans descadres dorés, des dessins que j’ai faits jadis et une grandephotographie du clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon, que j’avaisdonnée à Yves du temps où nous naviguions ensemble sur la merbrumeuse.

Par terre, les planches sont nettes comme dubois neuf :

« Vous voyez, frère, c’est tout blanccomme à bord », dit Yves, qui a lui-même blanchi partout avectant de soin, et qui se déchausse chaque fois qu’il monte pour nepas salir ses escaliers.

Il faut tout voir, tout visiter, même legrenier à lucarne, où sont rangées les pommes de terre et lescosses de bois pour l’hiver ; même le vestibule de l’escalier,où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans unechapelle de la vierge, le bateau en miniature qu’Yves a construitpendant ses loisirs dans sa hune du Primauguet ; etpuis le jardin où des fraisiers et de petites salades commencent àpousser le long des allées toutes fraîches.

Maintenant nous sommes à table, Yves, Marie,la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour de la nappebien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves,se trouve drôle et s’intimide tout à coup dans son rôle de maîtrede maison. Alors c’est moi qui suis obligé de découper, et, commec’est la première fois de ma vie, je m’embrouille aussi.

À ce dîner, je mange pour leur faireplaisir ; mais ce bonheur si complet que je sens là près demoi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profondequi m’entoure, tout cela m’impressionne très étrangement. Être aumilieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveautédélicieuse.

« Vous savez », me dit Yves, bascomme en confidence, « maintenant je vais à la messe ledimanche avec elle. »

Et il fait du côté de sa femme une petitegrimace de soumission enfantine, très comique avec son air sérieux.D’ailleurs sa manière d’être avec Marie a tout à fait changé, etj’ai bien vu en entrant que l’amour était enfin venu s’installerpour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n’ontplus rien à attendre de meilleur sur terre ; comme Yves ledit, il faudrait seulement pouvoir arrêter la pendule dutemps pour que cette grande joie de leurs rêves accomplis nes’en aille plus.

Eux aussi sont silencieux dans leur bonheur,comme s’ils craignaient de l’effaroucher en parlant trop fort ettrop gaiement.

D’ailleurs nous avons à causer des morts, decette petite Yvonne qui s’en est allée l’automne dernier sansattendre le retour du Primauguet, et qu’Yves n’a jamaisvue ; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui afini pendant les froids de décembre.

C’est Marie qui raconte :

« Il était devenu très difficile sur safin, monsieur, lui qui était un homme si doux. Il disait que nousne savions pas le soigner et il ne faisait que demander son filsYves :  » Oh ! Si Yves était ici, il m’aiderait, lui, ilme prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit. « La dernière nuit, tout le temps, il l’appelait. »

Et Yves reprend :

« Ce qui me cause le plus de chagrinquand je pense à notre père, c’est que justement nous nous étionsun peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour cepartage ? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revientsouvent en tête, cette dispute avec lui. »

Le dîner est fini ; c’est le soir, lelong soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves et moi, versl’église, pour faire visite à une croix blanche qui est là sur untertre avec des fleurs :

Yvonne Kermadec, treize mois.

« Il paraît qu’elle me ressemblait tout àfait », dit Yves.

Et cette ressemblance de la petite morte aveclui le rend très pensif.

En regardant la croix, le tertre et lesfleurs, nous songeons tous deux à ce mystère : petite fillequi était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux, et alors…Probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au solbreton. C’est comme si quelque chose de lui-même s’en était déjàretourné à la terre ; c’est comme des arrhes qu’il aurait déjàdonnées à la poussière éternelle…

Dans quatre ans, cette petite croix qu’onvoyait de loin n’existera plus ; on enlèvera Yvonne, sontertre et ses fleurs. Même ses petits os s’en iront aussi se mêleraux autres, aux antiques, sous l’église, dans l’ossuaire.

Quatre ans encore on la verra, cette croix, eton y lira ce nom de petite fille…

Elle est tout au bord de l’étang ; dansl’eau dormante et profonde, elle se reflète à côté de la hauteflèche grise. Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffesblanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L’étang ressembleà un miroir, d’un jaune pâle, couleur de lumière mourante, commecelle du ciel au couchant ; et, tout autour, on voit la lignedéjà noire des grands bois.

Les fleurs des tombes donnent leurs odeursdouces du soir. – Un calme tiède nous environne et sembles’épaissir…

On entend dans le lointain les hiboux quis’appellent, on ne distingue plus les œillets blancs d’Yvonne… Lanuit d’été est venue…

Alors un grand bruit nous fait frissonner toutà coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C’estl’Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous,dans la clocher ; et l’air s’emplit de lourdes vibrationsd’airain.

Pourtant nous n’avons vu personne entrer dansl’église, qui est fermée et obscure.

« Qui sonne ? dit Yves, inquiet, quipeut sonner ?… Pas moi qui voudrais le faire, toujours… Non,sûr que je n’entrerais pas dans l’église à l’heure qu’il est, etpas même pour tout l’or du monde, encore !… »

Nous nous en allons de ce cimetière ; ils’y fait trop de bruit décidément ; l’Angelus y estétrange ; il y éveille des sonorités inattendues, dans leseaux de l’étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas quenous ayons peur de la pauvre petite tombe aux œillets blancs, maisce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous,ces tertres d’inconnus…

Dix heures. – Je vais dormir mapremière nuit sous le toit de mon frère Yves.

Dix heures sonnées. – Nous noussommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte.

« C’est pour les fleurs. Elles pourraientpeut-être vous faire du mal ; nous venons de pensercela… »

Et il emporte tout, les résédas, les pois desenteur, même les gerbes de bruyère.

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