Mon frère Yves

LXXXVIII

« Vous êtes venue toucher votredélègue aussi, Madame Quémeneur ?

– Et vous aussi donc, MadameKerdoncuff ?

– Où est-ce qu’il navigue aussi, votremari, Madame Quémeneur ?

– En Chine, Madame Kerdoncuff, dessus leKerguelen.

– Et le mien aussi donc, MadameQuémeneur ; il navigue là-bas, dessus laVénus. »

C’est dans la rue des Voûtes, à Brest, sous lapluie fine, que cela se chante à deux voix fausses, dans destonalités surprenantes.

Cette rue des Voûtes est toute pleine defemmes qui attendent là depuis le matin, à la porte d’une laidebâtisse en granit : la Caisse des gens de mer. Femmesde Brest, que la pluie ne rebute plus, elles causent aigrement lespieds dans l’eau, pressées contre les murs de la ruelle triste,sous le brouillard gris.

C’est le premier jour du trimestre. Elles fontqueue pour être payées, et il était temps ! L’argent manquaitdans tous ces logis noirs de la grande ville.

Femmes dont les maris naviguent au loin, ellesvont toucher leur délègue (lisez : délégation), lasolde que ces marins leur abandonnent.

Après, elles iront la boire. Il y a, en face,un cabaret qui est venu s’établir là tout exprès. C’est :À la mère de famille, chez Madame Pétavin. Dans Brest, onl’appelle : le cabaret de la délègue. MadameQuémeneur, le visage plat comme un carlin, les mâchoires massives,le ventre en avant, porte un waterproof et un bonnet de tulle noiravec des coques bleues.

Madame Kerdoncuff, malsaine, verdâtre, unaspect de mouche à viande, montre une figure chafouine sous unchapeau orné de deux roses avec leur feuillage.

À mesure que l’heure approche, la foule desivrognesses augmente. La caisse est assiégée, il y a descontestations aux portes. Le guichet va s’ouvrir.

Et Marie, la femme d’Yves, est là aussi, danscette promiscuité immonde, tenant le petit Pierre par la main. Unpeu timide, se sentant triste, ayant une vague frayeur de toutesces femmes, elle laisse passer les plus pressées, et se tientcontre le mur, du côté où la pluie ne donne pas.

« Entrez donc, ma petite dame, au lieu defaire mouiller comme cela ce joli petit garçon. »

C’est Madame Pétavin qui vient d’apparaîtresur sa porte, très souriante :

« Faut-il vous servir quelquechose ? Un peu de doux ?

– Oh ! Merci, madame, je ne boispas », répond Marie, qui, voyant le cabaret encore vide, estentrée tout de même, de peur de faire enrhumer son petit Pierre.« Mais si je vous gêne, madame… »

Assurément non, elle ne gênait pas du toutMadame Pétavin, qui avait l’âme bonne et qui la fit asseoir.

Voici Madame Quémeneur et Madame Kerdoncuff,les premières payées, qui entrent, ferment leur parapluie, etprennent place.

« Madame ! Madame ! Mettez unquart dans deux verres aussi donc ! »

Inutile de dire un quart de quoi : c’estd’eau-de-vie très raide qu’il s’agit.

Ces dames causent :

« Et alors, qu’est-ce qu’il fait votremari sur le Kerguelen, Madame Quémeneur ?

– Il est chef d’hune, MadameKerdoncuff.

– Et le mien aussi donc, il est chefd’hune, Madame Quémeneur ! Eh ! Les femmes de chefpeuvent bien trinquer ensemble… Alors, à la vôtre,Victoire-Yvonne ! »

Ces dames s’appellent déjà par leur petit nom.Les verres se vident.

Marie tourne vers elles son regard clair, lesdévisageant tout à coup avec une grande curiosité, comme on faitpour les bêtes de ménagerie. Et puis elle a envie de s’en aller.Mais, dans la rue, la pluie tombe fort, et, devant la porte de lacaisse, il y a encore bien du monde.

« À la vôtre, Victoire-Yvonne !

– À la vôtre, Françoise ! »

Allons, le litre y passera.

Ces dames se racontent leurs petitesaffaires : C’est dur tout de même pour joindre les deuxbouts ! Mais tant pis ! Le boulanger, lui, d’abord,pourra bien attendre le trimestre prochain. Le boucher, eh bien, onlui donnera un acompte. Aujourd’hui, un jour de paye, comment nepas s’égayer un peu ?

« Moi encore », dit MadameKerdoncuff, avec un sourire de coquetterie plein de sous-entendus,« je ne suis pas trop malheureuse, parce que, voyez-vous, j’aiun vétéran que je loge en garni, qui est quartier-maîtredans le port. »

C’est compris. Même sourire sur le visage deMadame Quémeneur.

« C’est comme moi, j’ai un fourrier… À latienne, Françoise ! (Ces dames se tutoient.) Il est polisson,mon fourrier, si tu savais !… »

Et le chapitre des confidences intimes estouvert.

Marie Kermadec se lève. A-t-elle bienentendu ? Beaucoup de ces mots lui sont inconnus, assurément,mais le sens en est transparent et le geste vient à l’appui. Est-cequ’il y a vraiment des femmes qui peuvent dire des chosespareilles ? Et elle sort, sans se retourner, sans dire merci,rouge, sentant tout le sang qui lui est monté aux joues.

« As-tu vu celle-là, la mouche qui l’apiquée ?

– Dame, vous savez, c’est de lacampagne ; ça porte encore la coiffe de Bannalec, ça n’a pasd’usage.

– À la tienne,Victoire-Yvonne ! »

Le cabaret se remplit. À la porte, lesparapluies se ferment, les vieux waterproofs se secouent ;toutes ces dames entrent, les litres circulent.

Et, au logis, il y a des petits qui piaulentavec des voix de chacal en détresse ; des enfants hâves quicrient le froid ou la faim. – Tant pis, à la tienne, Françoise,c’est jour de paye !

… Quand Marie fut dehors, elle aperçut ungroupe de femmes en grande coiffe qui étaient restées à l’écartpour laisser passer la presse des effrontées ; vite elle vintprendre place parmi elles afin de se retrouver en honnêtecompagnie. Il y avait là de bonnes vieilles mères des villages quiétaient venues pour toucher la délégation de leurs enfants, et quise tenaient sous leur parapluie de coton, avec de ces figuresdignes, pincées, que se font les paysannes à la ville.

En attendant son tour, elle lia connaissanceavec une vieille de Kermézeau qui lui conta l’histoire de son fils,un canonnier de l’Astrée. Il paraît que, dans sa premièrejeunesse, il avait fait des tours comme Yves, et puis il étaitdevenu tout à fait rangé en prenant de l’âge ; il ne fallaitjamais désespérer des marins…

C’est égal, dans son indignation contre cesfemmes de Brest, Marie venait de prendre un grand parti : s’enretourner à Toulven, coûte que coûte, et dès demain si c’étaitpossible.

Aussitôt rentrée au logis, elle se mit àécrire une longue lettre à Yves pour lui motiver sa décision. Ilest vrai, le loyer de Recouvrance courrait encore pendant troismois et la petite maison de Toulven ne serait pas finie delongtemps ; mais elle rattraperait tout cela à force detravail et d’économie ; elle se mettrait à repasser pourle monde, à tuyauter les grandes collerettes du pays, unouvrage difficile, qu’elle savait parfaitement réussir au moyend’un jeu de roseaux très fins.

Ensuite elle raconta dans sa lettre toutes lesnouvelles choses que petit Pierre savait dire et faire ; elley mit, en termes très naïfs, sa grande tendresse pourl’absent ; elle y attacha une mèche de cheveux, coupés sur unecertaine petite tête brune très remuante ; et puis enferma latout dans une enveloppe de papier mince et écrivitdessus :

ÀMonsieur Kermadec, Yves,

chef d’hune à bord du Primauguet dans les mers du sud,

aux soins du consul de France à Panama,

pour envoyer à la suite du navire.

Pauvre petite lettre ! Qui sait ?Elle arrivera peut-être. Ça n’est pas impossible, ça s’est vu. Danscinq mois, dans dix mois, toute salie et couverte de cachetsaméricains ; elle arrivera peut-être fidèlement, pour porter àYves l’amour profond de sa femme et les cheveux bruns de sonfils.

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