Mon frère Yves

V

… Six heures du matin, le lendemain. Une massenoire ayant forme humaine dans un ruisseau, – au bord d’une espècede rue déserte surplombée par des remparts. – Encorel’obscurité ; encore la pluie, fine et froide ; ettoujours le bruit de ce vent d’hiver – qui avait veillé,comme on dit en marine, et passé la nuit à gémir.

C’était en bas, un peu au-dessous du pont deBrest, au pied des grands murs, à cet endroit où traînentd’habitude les marins sans gîte, ivres morts, qui ont eu uneintention vague de retourner vers leur navire et sont tombés enroute.

Déjà une demi-lueur dans l’air ; quelquechose de terne, de blafard, un jour d’hiver se levant sur dugranit. L’eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre,et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou d’un égout.

Il commençait à faire un peu plus clair ;une sorte de lumière se décidait à descendre le long de ces hautesmurailles de granit. – La chose noire dans le ruisseau était bienun grand corps d’homme, un matelot, qui était couché les brasétendus en croix.

Un premier passant fit un bruit de sabots debois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puisplusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plusbasse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

Bientôt cela devint extraordinaire, cetapotement de sabots ; c’était un bruit fatigant, continu,martelant le silence comme une musique de cauchemar.

Des centaines et des centaines de sabots,piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette ruebasse ; une espèce de procession matineuse de mauvaisaloi : – c’étaient les ouvriers qui rentraient dans l’arsenal,encore tout chancelants d’avoir tant bu la veille, la démarche malassurée, et le regard abruti.

Il y avait aussi des femmes laides, hâves,mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchantquelqu’un ; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nezles hommes à grand chapeau breton, – guettant là, pour voir si lemari, ou le fils, était enfin sorti des tavernes, s’il irait fairesa journée de travail.

L’homme couché dans le ruisseau fut aussiexaminé par elles ; deux ou trois se baissèrent pour mieuxdistinguer sa figure. Elles virent des traits jeunes, mais durcis,et comme figés dans une fixité cadavérique, des lèvres contractées,des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient pas. Et puis cen’était pas un ouvrier, celui-là ; il portait le grand colbleu des matelots.

Cependant l’une, qui avait un fils marin,essaya, par bonté d’âme, de le retirer de l’eau. Il était troplourd.

« Quel grand cadavre ! »dit-elle en lui laissant retomber les bras.

Ce corps sur lequel étaient tombées toutes lespluies de la nuit, c’était Yves.

Un peu plus tard, quand le jour fut tout àfait levé, ses camarades qui passaient le reconnurent etl’emportèrent.

On le coucha, tout trempé de l’eau duruisseau, au fond de la grande chaloupe, mouillée des embruns de lamer, et bientôt on se mit en route à la voile.

La mer était mauvaise ; le vent debout.Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leurnavire.

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