Mon frère Yves

LXXXIX

Mai1882…

Ce soir-là, dans les solitudes australes, levent s’était mis à gémir. Dans tout cet immense mouvant où habitaitle Primauguet, on voyait courir l’une après l’autre leslongues lames bleu sombre. La brise était humide, et donnaitfroid.

En bas, dans le faux pont, Le Hir, l’idiot, sedépêchait, avant la nuit, de coudre un cadavre dans des morceaux detoile grise qui étaient des débris de voiles.

Yves et Barrada, debout, le surveillaient avechorreur. Ils étaient obligés de se tenir tout près de lui, dans unetrès petite chambre mortuaire qu’on avait faite avec d’autresvoiles tendues et dont un canonnier gardait l’entrée, le sabred’abordage au poing.

C’était Barazère qu’on cousait dans ces toilesgrises. Il venait de mourir d’un mal pris jadis à Alger, – une nuitde plaisir… Plusieurs fois on l’avait cru guéri ; mais lepoison incurable restait dans son sang, reparaissait toujours et àla fin l’avait vaincu. Les derniers jours, il était couvert deplaies hideuses, et ses amis ne l’approchaient plus.

C’était Le Hir qui le cousait, tous les autresayant refusé, par peur de son mal. Lui avait accepté à cause dedeux quarts de vin qu’on lui avait promis.

Le roulis le remuait, le gênait dans sabesogne, lui dérangeait son cadavre, et il s’impatientait dansl’attente de ce vin qu’il allait boire. D’abord les pieds ; onlui avait recommandé de les bien serrer, à cause du boulet qu’on yattache pour faire couler le mort. Ensuite il cousait en remontantle long des jambes ; on ne voyait déjà plus le corps,enveloppé dans plusieurs doubles de toile dure ; rien que latête pâle, reposée dans la mort, et restée très belle avec unsourire tranquille. Et puis rudement, par un geste de brute, Le Hirramena dessus un pan de la toile grise, et ce visage fut voilé àjamais.

Il avait de vieux parents, ce Barazère, quil’attendaient dans un village de France.

Quand ce fut fini, Yves et Barrada sortirentde la chambre mortuaire, poussant Le Hir devant eux par lesépaules, afin de le conduire à la poulaine et de lui faire laverles mains avant de le laisser boire.

Ils avaient échangé sans doute leurs idées surla mort, car Barrada en sortant disait avec son accentbordelais :

« Ah ! ouatte ! Les hommes,vois-tu, c’est comme le bêtes : on en fait d’autres, mais ceuxqui sont crevés… »

Et il finit par cette espèce de rire à lui,qui sonnait creux et profond comme un rugissement.

Dans sa bouche, ce n’était pas une phraseimpie ; seulement il ne savait pas mieux dire.

Ils avaient même le cœur très serré tous lesdeux, ils regrettaient Barazère. À présent, ce mal qui leur avaitfait peur était enfermé, oublié ; dans leur souvenir, celuiqui était mort se dégageait de cette impureté finale,s’ennoblissait tout à coup ; et ils le revoyaient comme autemps de sa force, ils s’attendrissaient en pensant à lui.

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