La Femme pauvre

IX

Ces simples mots eurent l’effet d’une percussion magnétique.D’un mouvement d’animal rapide, Clotilde releva la tête et regardafollement cet homme qui venait de lui faire entendre la mêmequestion qu’en un pareil déconfort lui avait autrefois adressée leMissionnaire.

Dans le trouble de son étonnement, elle avait cru reconnaître lavoix même de ce cher vieillard qui représentait pour elle l’uniquerafraîchissement terrestre qui lui eût été accordé.

Du même coup, elle se sentit transportée d’espoir et son visageexprima ce sentiment, – tout son beau visage ruisselant de pleursque le peintre admirait silencieusement.

L’ayant à peine regardée, lorsqu’elle était survenue au milieud’une oiseuse discussion qui l’exaspérait, il la trouvaitmaintenant très touchante et presque sublime, dans le décor de sonaffliction.

L’indifférence eût été, d’ailleurs, assez difficile. Il sortaitde cette physionomie comme une main de douceur qui tirait l’âme deses enveloppes et la colloquait dans une prison de cristal.

Ce n’était pas la traditionnelle Pécheresse de l’Évangile dontle sacrilège paganisme de la Renaissance a tant abusé. Ce n’étaitpas non plus, cependant, la sœur de ces frêles Bienheureuses qui seconsument, depuis deux mille ans, dans l’interminable processiondes Saints, comme les flambeaux intangibles d’une Chandeleuréternelle.

Il n’y avait pas, en cette fille prosternée, beaucoup plusqu’une pauvre petite chair amoureuse, pétrie par les Séraphins dela Misère et parée seulement des plus pâles myosotis de la Douleur.Holocauste résigné de la vie banale que n’éclairait aucun nimbe etque n’avait pas transpercé la foudre des tourmentsdivins !

Mais la magnificence paradoxale de sa chevelure en désordre, lesombre velours de ses adorables yeux d’antilope où naufrageait lalumière, et ce visage de chrétienne dévorée que la chaude pluie deslarmes semblait avoir essuyé de sa pâleur, – tout cela donnaitl’impression du rêve…

Gacougnol en était d’autant plus frappé que, depuis quelquetemps, il se taraudait l’encéphale pour arriver à construire unesainte Philomène menacée par plusieurs lions, qu’il comptait offrirà un bonhomme d’archiprêtre toulousain qui lui avait fait avoir descommandes.

Toutefois, en cet instant, l’admiration sans calcul et la pitiéseules agissaient immédiatement sur lui. Voyant Clotilde suffoquée,incapable de répondre, il lui tendit les deux mains pour l’aider àse relever et lui parlant avec une sorte de tendresse :

– Couvrez vos épaules, dit-il, ma petite amie, et venezvous asseoir près du feu. Nous allons causer bien tranquillement,comme de vieux camarades. Ne me parlez pas encore, épongezseulement vos yeux une bonne fois, je vous prie. J’ai beau être uneespèce de brute, je ne peux pas voir pleurer. C’est plus fort quemoi… Voyons ! ça vous fait peur de poser pourl’ensemble, n’est-ce pas ? Je comprends, et si jevous avais mieux regardée quand vous êtes venue, je vous auraisparlé autrement. Il ne faut pas m’en vouloir. C’est le métier quiveut ça. Si vous saviez les traînées qui viennent ici pour poser etpour tout ce qu’on veut ! Ah ! elles ne pleurent pas,celles-là, pour ôter leur chemise, je vous en réponds, et ce n’estpas toujours très beau ni très ragoûtant… Sans compter qu’on estembêté d’une autre manière. Vous m’avez vu tout à l’heure avec unfier imbécile. Que voulez-vous ? On finit par prendre deshabitudes de cheval, à force de cultiver tous ces chameaux et,quelquefois, on tombe assez mal… Enfin, vous n’êtes plus fâchée,dites ?

Ah ! certes non, elle n’était plus fâchée, la pauvre fille,si elle avait pu l’être. Elle sentait si bien la pitié de ce bravehomme qui s’accusait lui-même pour la rassurer ! Mais il nelui laissa pas le temps d’exprimer sa reconnaissance.

– Et puis, s’il faut tout vous dire, vous étiez assez malrecommandée par l’individu qui est venu hier. Ce n’est pas votrepère, n’est-ce pas ?…

– Mon père ! cria-t-elle en bondissant, lui ! lemisérable !… Est-ce qu’il a osé vous le dire…

– Non, calmez-vous, il ne me l’a pas dit, mais il ne m’apas dit, non plus, le contraire… Oui ! j’y suis. C’est leconsolateur de madame votre mère. Ah ! ma pauvreenfant !… Il était très saoul, le monsieur, et sans la lettrede votre propriétaire, qui est mon vieil ami, je ne l’aurais certespas reçu. Le drôle parlait de vous comme d’une marchandise. J’aimême cru démêler d’obscures intentions qui ne m’ont pas parufleurer la plus fine bergamote. Il a fini par essayer de mesoutirer de l’argent et je m’admire de ne l’avoir pas jeté plusrudement à la porte. Vous comprendrez, ma chère petite, que cepréambule me disposait mal à vous octroyer de superlativesrévérences… Mais n’en parlons plus. Voici ce que je vous propose.Voulez-vous poser pour la tête seulement ? Vous avez unefigure de sainte que je cherche depuis des mois. Je vous offretrois francs par heure. Ça vous va-t-il ? Remarquez bien quec’est un service que je vous demande…

Clotilde croyait sortir des cavernes de l’âge de pierre. Sansl’honnête et bonasse physionomie de cet étonnant Gacougnol, qu’onprendrait quelquefois pour le marguillier de Notre-Dame desPaternités, elle n’aurait pu s’empêcher de craindre, une minute,quelque hideuse mystification.

– Monsieur, dit-elle enfin, je suis une très pauvre filleet je ne sais pas m’exprimer convenablement. Si vous pouviez voirdans mon cœur, si vous connaissiez ma vie surtout, vouscomprendriez ce que j’éprouve. J’avais si grand’peur de vous !Je suis venue comme les damnés vont dans l’enfer. Pardonnez-moi devous avoir ennuyé de mon pleurnichage, et si vous pouvez vouscontenter de ma figure triste, je suis bien, bien heureuse !Pensez donc, jamais on ne m’adresse une parole de bonté !

Et tout de suite, sans que Gacougnol pût le prévoir nil’empêcher, elle lui prit la main et la baisa.

Ce mouvement fut si vrai, si gracieux, si touchant, que le dignePélopidas, complètement désorienté, craignit, à son tour, delaisser voir un attendrissement peu compatible avec la sérénitéd’un Dominateur de lui-même et, brusquement, retira sa lourdepatte.

Allons ! allons ! c’est bien. Pas de sentiment, s’ilvous plaît, Mademoiselle, et au travail ! Venez par ici, enpleine lumière, que j’étudie votre pose. Levez les yeux et fixezavec attention cette solive qui est là, au-dessus de votre tête…Oui… ce n’est pas mal, c’est même très bien, mais quelponcif ! mes enfants ! Quelle bondieuseriedéchaînée ! Il y a peut-être cinq cent mille paires d’yeuxcomme ça, en peinture, qui contemplent le séjour des élus !Que diable pourrais-je bien lui faire regarder à saintePhilomène ? Le truc des visions célestes est insoutenable…C’est tout de même dur à peindre, un sujet pareil, quand on n’ajamais été le spectateur d’aucun martyre ! Lui ferai-jeregarder la multitude, en ayant l’air de demander grâce ?Stupide ! D’ailleurs, il n’y a pas moyen, puisqu’on veut quetous les chrétiens livrés aux bêtes aient ardemment désiré de leurservir de pâture. Il est vrai qu’en la supposant incapable decrainte, j’aurais encore la ressource de lui faire exhorter lepopulo… Ce n’est pas non plus très inédit, sans compter que lespersonnages qui font des discours dans les tableaux ne sont pasprécisément irrésistibles… Alors, quoi ? pas moyen d’échapperaux yeux vers le ciel. Évidemment, c’est encore ce qu’il y a deplus propre à considérer… Et puis, après ? Elle est debout,c’est entendu ; on ne leur apportait pas de fauteuils. Sansdoute, mais qu’est-ce que je vais faire des bras ? des deuxbras ? ô juste Juge !… Impossible de les couper. On medemanderait si c’est le martyre de la Vénus de Milo… Liés ?croisés ? étendus en croix ? levés au ciel ?Toujours le ciel ! Ah ! zut… Dites-moi, mon enfant,… quelest donc votre nom, déjà ?

– Clotilde, Monsieur.

– Eh bien ! Mademoiselle Clotilde, ou Clotilde toutcourt, si vous le permettez, vous allez peut-être me donner uneidée. J’ai à peindre une petite martyre qui va être mangée par leslions. Mettez-vous à sa place ? Que feriez-vous si vousétiez exactement à sa place ? Faites bienattention qu’il s’agit d’une vraie sainte, qui est déjà aussidévorée que possible par le désir d’entrer dans le Paradis, avecune belle palme, et qui n’a pas peur du tout de ces animaux. Encoreune fois, que feriez-vous en attendant le premier coup degriffe ?

Clotilde put à peine s’empêcher de sourire en songeant à sa mèredont le célèbre martyre avait saturé son enfance. À son propreinsu, l’horreur perpétuelle de ce praticable d’hypocrisie, déployéau fond de toutes les scènes de sa vie, avait mis en elle uneconvoitise extrême, un besoin famélique de simplicité et de vérité.Sa naïve réponse ne se fit donc pas attendre.

– Ma foi ! Monsieur Gacougnol, je n’ai jamais pensé àrien de semblable. Même quand j’étais meilleure que je ne suisaujourd’hui, je n’ai jamais cru que Dieu pourrait m’appeler à luirendre gloire de cette manière. Cependant, la chose que vous medemandez me paraît bien simple. Si j’étais une sainte, comme vousdites, une de ces filles généreuses qui ont aimé leur Sauveur plusque tout au monde, et qu’il me fallut mourir sous la dent desbêtes, je crois, malgré tout, que j’aurais très peur. Seulement,étant sûre d’entrer, aussitôt après, dans la gloire de monBien-Aimé, je penserais que ce n’est pas bien difficile ni bienlong de me donner la mort et je prierais les lions, au Nom deJésus, de ne pas me faire trop longtemps souffrir. Je suppose queces animaux féroces me comprendraient, car je leur parlerais avecune grande foi. Ne le croyez-vous pas ?

La joie de Pélopidas fut extrême et se manifesta spontanémentpar des cris et des gambades.

– Ma petite Clotilde, beuglait-il, vous êtes simplementravissante et je vous adore. Moi, je suis un idiot, vous m’entendezbien, un triple idiot. Jamais je n’aurais trouvé ça. Grâce à vous,je vais pouvoir faire quelque chose de propre. Voyez-vous, monpetit corbeau noir, nous sommes si crétins, dans l’huile, que nousn’arrivons jamais à nous mettre au vrai point de vue. Nous nesavons pas être simples comme il faudrait, parce que nous voulonsêtre spirituels et faire entrer nos idées de deux sous dans latire-lire du Bon Dieu, et porter nos têtes de cochons, comme dessaints Sacrements de bêtise, à quarante pas devant nous, dans lesprocessions des imbéciles ! Je dis ça pour les plus malinsautant que pour moi-même… Votre idée me transporte et, tenez !je m’en vais la fixer tout de suite.

À ces mots, il se précipita sur un carton, s’emparafougueusement d’une vaste feuille de papier qu’il boucla sur unchâssis et se mit à dessiner à grands traits, sans interrompre lemonologue.

– Vous allez voir. Restez là, ma bonne fille, je n’ai pasbesoin de la pose. Je vais tâcher, d’abord, de bâtir un peu monaffaire. Nous allons leur parler à ces lions, ne craignez rien…Naturellement, nous sommes en plein cirque romain… De ce côté-ci,la canaille, dans le lointain. On la verra si peu que ce n’est pasla peine d’en parler… Ici, vous, c’est-à-dire Philomène, avec leBon Dieu qu’on ne voit pas, mais dont il faudra faire sentir laprésence, si je ne suis pas une bourrique… Au fait, combien nousfaut-il de lions ? Si j’en mettais quarante ? Uneacadémie de lions ! Non, décidément, ce serait trop spirituel.Contentons-nous de quatre. Ça fera penser aux vertus cardinalesjustice, prudence, tempérance et force. Entre parenthèse, je vousconseillerais de vous adresser particulièrement à la dernière,quand vous leur ferez votre petit discours. Je me défierais desautres… À propos de discours, il y a bien toujours l’inconvénientde faire parler une figure peinte, avec cette diablesse de boucheouverte pour le silence éternel, – ce qui fera le désespoir desnobles cœurs jusqu’à la consommation des siècles. Tant pis !je vous fermerai la bouche. On supposera naturellement que laconversation est finie et, d’ailleurs, les lions n’exigent pasqu’on leur parle comme à des hommes. C’est surtout avec leurs yeuxqu’ils écoutent, ce dont la brute humaine est presque toujoursincapable. Nous en savons quelque chose… Bien… Nous les voulonsénormes, n’est-ce pas ? Les lions de Daniel, par Victor Hugo.Non ? Vous ne connaissez pas ? Des lions qui causententre eux, mon enfant. Il y en a même un qui parle comme un âne.N’importe ! ils ont de l’allure. Tenez ! voyez-vouscelui-là. Il a l’air assez bon garçon. Si vous lui passiez la mainsur la crinière, ça le flatterait peut-être. Essayons… Tiens !tiens !… Ce petit geste étonne sans doute nos Vestales. Aufond, je m’en fiche, de ces prêtresses ; oui, mais les damesdu vernissage, – ces vestales de mes petits boyaux, – si ellesallaient trouver ça gentil, maintenant ? Ah !Diable ! non, par exemple, nous tomberions dans la crucheriesentimentale. Cherchons autre chose…

Soudainement il se dressa, les cheveux épars, en secouant toutl’Olympe de ses pensées.

– Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il, je n’ai jamais faitde lions, moi ! Je ne les ai pas du tout dans l’œil, cesfauves ! Regardez-moi celui-là qui nous tourne le dos aupremier plan. On le prendrait pour une vache, les yeux fermés. Ilfaudra que j’aille les étudier au Jardin des Plantes… Uneidée ! Si j’y allais avec vous, aujourd’hui même ? J’aimeles choses qui se font tout de suite. Il est à peine midi. C’estbien décidé, n’est-ce pas ? vous m’accompagnez ? Alors,partons.

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