La Femme pauvre

XIX

Le réveil de Clotilde fut délicieux comme l’avait été sonsommeil. La pauvre fille naissait au bien-être, à la confortablevie qu’elle n’osait même plus rêver depuis bien longtemps.

Elle comprit d’abord qu’il lui faudrait beaucoup plus d’un jourpour s’habituer à son bonheur, pour le réaliser en esprit. Quelleinconcevable différence entre la veille et ce lendemain !Oh ! la douceur d’avoir bien dormi, d’avoir chaud, de trouverautour de soi des objets propres, de ne plus sentir cet horriblevoisinage, de ne plus commencer la sainte journée par un longsanglot silencieux !

Elle se baignait dans cette pensée, elle s’y plongeait commedans une source lustrale capable de purifier jusqu’à sa mémoire. Àpeine sortie, – par quel miracle ! – de la forêt des soupirsoù l’avait menée perdre son cruel destin, combien lui paraissaitévidente cette vérité si élémentaire, si parfaitement ignorée duRiche, que le cœur des pauvres est un donjon noir qu’il fautemporter à l’arme blanche et qui ne peut être forcé que par unebalistique d’argent !

Et cela ne signifie pas du tout que la pauvreté soitavilissante. Elle ne peut pas l’être, puisqu’elle fut le manteau deJésus-Christ. Mais plus sûrement que n’importe quel supplice, ellea le pouvoir de faire sentir aux êtres humains la pesanteur de lachair et la servitude lamentable de l’esprit. C’est une atrocité depharisiens d’exiger des esclaves le désintéressement spirituel quin’est possible qu’aux affranchis.

Clotilde, certes ! aurait pu dire ce que l’argent d’unbrave homme avait fait en elle, l’argent seul, hélas ! lemystérieux, exécrable et divin Argent qui avait transformé sa vieet son âme en un clin d’œil.

Un attendrissement presque amoureux lui naissait, déjà, pour cepeintre qui l’avait sauvée du dragon et dont les plusmiséricordieuses paroles n’auraient pu produire un tel résultat, sil’étrange force représentée par ce métal n’avaitpas été dans ses mains.

Sans doute, elle ne croyait pas du tout que sa reconnaissanceexaltée pour Gacougnol pût jamais devenir l’amour et il suffisaitde les voir ensemble pour que cela parût, en effet, assez peuprobable. En supposant que le carillon passionnel menaçâtd’ébranler sa tour, le grandiloque Marchenoir eût été assurémentbeaucoup plus capable de le susciter.

Tout de même, son libérateur pouvait compter sur une amitiéfameuse et cela, encore une fois, c’était l’œuvre de cet effrayantArgent, plus formidable que la Prière et plus conquérant quel’Incendie, puisqu’il en a fallu si peu pour acheter la SecondePersonne divine et qu’il en faudra moins encore, peut-être, poursurprendre le grand Amour, quand il descendra sur laterre !

Elle s’étonna de ne sentir aucun trouble en se souvenant deGrenelle. Elle savait exactement que son découcher serait expliquéde la façon la plus insultante et que sa nouvelle existence nemanquerait pas d’être imputée par sa mère au dévergondage le plusfangeux. Mais sachant aussi que la sainte vieille chercherait àl’instant même le moyen de tirer profit de ses dérèglementsprétendus, elle s’avoua, sans pâlir, que cela ne lui faisaitabsolument rien.

Depuis la veille, il s’opérait, tout au fond de cette endormie,une révolution si totale, tant d’idées confuses, tant de désirsd’âme très anciens, qui ressemblaient à la soif qu’on a dans lessonges, s’étaient éveillés en elle qu’elle ne pouvait plusretrouver le faux équilibre de ses désespoirs antérieurs.

Froidement, elle résolut d’en finir. De quelle manière ?Elle l’ignorait. Mais il le fallait, et très sûre, désormais,qu’elle avait le devoir de considérer comme un don du ciel cechangement si soudain, elle se sentit comblée de vigueur pourdéfendre son indépendance.

Comme elle achevait de s’habiller, la bonne vint l’avertir queson premier déjeuner l’attendait. Ayant, par ignorance, laissépasser l’heure, elle eut la satisfaction d’être seule à table et deméditer à son aise en savourant ce « juste, subtil etpuissant » café des Parisiennes, – trop souvent, hélas !obscurci par la déloyale chicorée, – qui « bâtit sur le seindes ténèbres, avec les matériaux de leur imagination, des citésplus belles que Babylone ou Hécatompylos ».

Elle jouit de ce breuvage qui lui retendait les fibres. Sessensations étaient presque celles d’une épousée, en examinant lasalle à manger peu princière, mais assez vaste et témoignant d’unecertaine pratique de cette ample vie matérielle qu’elle avaittoujours ignorée, dont la révélation soudaine produitinfailliblement, chez les vrais pauvres, une espèce de troublenerveux assez analogue au spasme déterminé par une brusqueétreinte.

Cette secousse banale, mais si faiblement observée par lesanalystes les plus forts, la traversa comme l’éclair, et ce futfini. Elle était trop lucide pour ne pas sentir bientôt le néant decette mangeoire prétentieuse, évidemment calculée pour l’attractiondes pensionnaires exotiques.

Cela tenait du buffet de gare, de la loge de concierge et dusalon de lecture d’un établissement de bains. Il y avait au mur leséternels chromos évoquant les délices de la table par l’ostentationdes gibiers rares et des fruits de Chanaan, les excitantesphotographies de divers transatlantiques naviguant au milieu desvertes vagues, dans la direction des golfes d’azur ; quelquesmédaillons, quelques plâtres ou mastics destinés à rappeler à toutvenant que « l’art est long si la vie est brève » etqu’on aurait eu le plus grand tort de se croire chez des bourgeois.Enfin les vitraux postiches dont s’honore l’archaïsme deslimonadiers. C’était à peu près tout et il n’y avait pas de quoi,vraiment, perturber, deux minutes, ne fût-ce qu’une petiteprincesse de l’hôpital et du crève-cœur.

Elle vit donc là tout juste ce qu’il y avait à voir,c’est-à-dire un endroit quelconque où il lui serait permis demanger et, très humblement, se demanda ce que la Providence allaitexiger en retour de cette favorable péripétie.

Vers midi, ce fut Mademoiselle Séchoir elle-même qui vint lachercher dans sa chambre. Mais à la grande surprise de Clotilde, uncommissionnaire l’accompagnait, chargé d’une malle et se déclarantenvoyé par Gacougnol.

Elle eut la présence d’esprit de ne pas laisser paraître sonémotion qui était assez vive et, malgré son impatienced’inventorier, redescendit à la salle commune, répondantmachinalement aux politesses mécaniques de l’hôtelière, lesoreilles bourdonnantes et la gorge en feu.

Après d’emphatiques présentations qui ne laissèrent dans sonesprit la trace d’aucun des noms barbares qu’on lui notifiait, ellese vit à table, en compagnie d’une demi-douzaine d’étrangères, devirginité imprécise, perchées sur divers barreaux de l’échelle dutemps.

Mademoiselle Séchoir, très digne, culminait à la pointe de saquarantaine. La plus jeune, une Suédoise érubescente etenchifrenée, placée à la droite de Clotilde, paraissait avoir vingtans et n’ouvrait la bouche que pour engloutir. Les autres,dispersées à la façon des Curiaces, ramifiaient au petit bonheur,entre vingt-cinq et trente, et se manifestaient plus loquaces.Riches et laides, ainsi qu’il convient aux passagères studieuses del’allégorique vaisseau parisien, la très pauvre fille des galetasressemblait, au milieu d’elles, à une œuvre d’art oubliée dans unebasse-cour.

Naturellement, avant même de s’asseoir, elle avait déjà déplu.Du premier coup, on avait senti que la nouvelle pensionnaire étaitmarquée du grand anathème, qu’elle n’était pas comme toutle monde, et peut-être l’aimable Séchoir en avait-elle, dès lematin, prévenu tout son poulailler.

L’une de ces dames, petite Anglaise ronde et folâtre, qu’onaurait pu croire farcie par quelque rôtisseur frénétique, tellementon la voyait luire, s’avisa bientôt de l’interpeller.

– Mademoiselle, permettez-moi de demander à vous si vousêtes peintre ?

– Non, Mademoiselle, répondit Clotilde, qui, s’avisant àson tour du peu de sympathie que sa présence excitait et serappelant les recommandations de Gacougnol, résolut de ne paslivrer le plus mince atome d’elle-même.

– Aoh ! bien ennuyant, mais vous étudiez lapeinture ?

– Non, Mademoiselle, je n’étudie pas la peinture.

– Miss Pénélope, intervint alors la Séchoir, est passionnéepour les arts, et comme je me suis permis de lui dire que vousconnaissiez M. Gacougnol, qui vient quelquefois ici, elle en aconclu que vous étiez une de ses élèves.

Clotilde s’inclina sans dire un mot, désirant, au fond de soncœur, qu’on daignât l’oublier complètement. Mais la volailleanglaise, encouragée sournoisement par un clin d’œil de lamaîtresse du lieu, ne se tint pas pour battue et revint à la chargedans son patois, qu’il serait puéril de fac-similer pluslongtemps.

– Oh ! oui, Mademoiselle, j’aime beaucoup les arts. Sivous saviez ! Vous êtes bien heureuse d’être en relations avecM. Gacougnol. Je vous envie d’être admise dans son atelier oùil est si difficile de pénétrer. C’est pour cela que je voudraistant devenir votre amie. Je vous supplierais de me présenter.

– Voyons, ma chère miss, dit encore la raisonnableVirginie, vous allez trop vite. Je vous ai dit que Mademoiselleétait en fort bons termes avec notre grand artiste, mais je ne vousai pas dit qu’elle eût la permission de pénétrer dans lesanctuaire, à plus forte raison, d’y faire pénétrer les autres.

Clotilde, pour avoir la paix, déclara qu’ayant des habitudes devie solitaire elle craignait de ne pouvoir dignement répondre àl’amitié précieuse qu’on voulait bien lui offrir, ajoutant qu’à lavérité l’atelier de Gacougnol lui était ouvert, mais qu’ellen’avait le droit d’y conduire personne.

Les questions directes prirent fin. Seulement le bavardage despécores évolua autour du peintre-sculpteur et du poète-musicien surlequel de contradictoires jugements furent exprimés, dans l’espoirvain de surprendre la jeune femme qui s’efforça de penser à autrechose et, ce jour-là, comprit un peu mieux la force inégalable dusilence.

Les convives durent s’avouer qu’elles ne « liraient pasplus avant » dans cette âme, et Mademoiselle Séchoir elle-mêmefut légèrement désarçonnée par la précision coupante et la fermetésingulière d’une personne qu’elle aurait crue si timide !…

Ce repas fut pour Clotilde un second avertissement de se tenirsur ses gardes avec le plus grand soin et de défendre l’inestimabletrésor de sa merci contre les entraînements possibles de sonimagination vers des étrangers ou des étrangères qui ne seraientpas évidemment, – comme ce peintre qu’on osait jugerdevant elle, – les ministres plénipotentiaires de son destin.

Elle quitta la table aussitôt que possible et courut à sachambre pour examiner la caisse envoyée par Gacougnol. Ellecontenait toutes les sortes de linge nécessaire à une femme, diversobjets de toilette et quelques livres. Le brave homme était sortide bonne heure, c’était bien clair, et il avait couru les magasinstout exprès pour qu’elle eût cette surprise avant de venir chezlui.

Un tel empressement, une si rare sollicitude pouvaient-ilss’expliquer par la seule charité chrétienne que l’artiste avaitinvoquée la veille pour justifier sa munificence ? Nul docteurn’eût osé s’en porter garant. Clotilde était une fille simple commela ligne de l’horizon et, par conséquent, très capable de discernerou de pressentir la plus lointaine déviation ; mais ellevibrait encore de la veille et le soupçon qui voltigea une seconde,autour de sa jolie tête, repoussé victorieusement par les fluidesgénéreux de l’enthousiasme, ne put l’atteindre. Les âmes droitessont réservées à de rectilignes tourments.

Entendant sonner une heure, elle s’élança enfin dans ladirection de l’atelier de son protecteur, où elle arriva quelquesminutes après que sa mère venait d’en sortir.

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