La Femme pauvre

I

Ça pue le bon Dieu, ici !

Cette insolence de voyou fut dégorgée, comme un vomissement, surle seuil très humble de la chapelle des Missionnaires Lazaristes dela rue de Sèvres, en 1879.

On était au premier dimanche de l’Avent, et l’humanitéparisienne s’acheminait besogneusement au Grand Hiver.

Cette année, pareille à tant d’autres, n’avait pas été l’annéede la Fin du monde et nul ne songeait à s’en étonner.

Le père Isidore Chapuis, balancier-ajusteur de son état et l’undes soulographes les plus estimés du Gros-Caillou, s’en étonnaitmoins que personne.

Par tempérament et par culture, il appartenait à l’élite decette superfine crapule qui n’est observable qu’à Paris et que nepeut égaler la fripouillerie d’aucun autre peuple sublunaire.

Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré lelabour politique le plus assidu etl’irrigationlittéraire la plus attentive. Alors mêmequ’il pleut du sang, on y voit éclore peu d’individusextraordinaires.

Le vieux balancier, qui venait d’entr’ouvrir la crapaudière deson âme en passant devant un lieu saint, représentait, non sansorgueil, tous les virtuoses braillards et vilipendeurs du groupesocial où se déversent perpétuellement, comme dans un puisardmitoyen, les relavures intellectuelles du bourgeois et lessuffocantes immondices de l’ouvrier.

Très satisfait de son mot, dont quelques dévotes, quil’examinèrent avec horreur, s’étaient effarées, il allait, d’un pascirconflexe, vers une destination peu certaine, à la façon d’unsomnambule que menacerait le mal de mer.

Il y avait comme un pressentiment de vertige sur ce mufle debasse canaille couperosé par l’alcool et tordu au cabestan desconcupiscences les plus ordurières.

Une gouaillerie morose et superbe s’étalait sur ce mascaron degémonies, crispant la lèvre inférieure sous les créneauxempoisonnés d’une abominable gueule, abaissant, les deuxcommissures jusqu’au plus profond des ornières argileuses oucrétacées dont la litharge et le rogomme avaient raviné laface.

Au centre s’acclimatait, depuis soixante ans, un nez judaïqued’usurier ponctuel où se fourvoyait le chiendent d’une séditieusemoustache qu’il eût été profitable d’utiliser pour l’étrillage desroussins galeux.

Les yeux au poinçon, d’une petitesse invraisemblable et d’unevivacité de gerboise ou de surmulot, suggéraient, par leur froidescintillation sans lumière, l’idée d’un nocturne spoliateur dutronc des pauvres, accoutumé à dévaliser les églises.

Enfin l’aspect de ce ruffian démantibulé donnait l’ensemble d’unavorton implacable, méticuleux et présent jusque dans l’ivresse,que d’anciennes aventures auraient échaudé et qui, dès longtemps,n’avivait plus son cœur de goujat qu’à l’assaut des faibles et desdésarmés.

Il n’était pas absolument sans lettres, cet excellent pèreChapuis. Il lisait couramment des feuilles arbitrales et décisives,telles que La Lanterne ou Le Cri dupeuple, croyant fort à l’avènement infaillible de la Socialeet bafouillant volontiers, dans les caboulots, de pâteux oraclessur la Politique et la Religion, ces deux sciences débonnaires etsi prodigieusement faciles, – comme chacun sait, – que le premiergalfâtre venu peut y exceller.

Quant à l’amour, il le dédaignait, sans phrases, le considérantnégligeable, et si, d’aventure, quelque autre docteur y faisait lamoindre allusion sérieuse, aussitôt il bouffonnait et pandiculaiten s’esclaffant.

C’est pourquoi l’aimable Isidore assumait la considération d’unnombre incroyable de mastroquets.

On ne savait pas exactement ses origines, quoiqu’il s’affirmâtd’extraction bourgeoise et périgourdine. Extraction lointaine, sansdoute, puisque le drôle était né, disait-il lui-même, au faubourgdu Temple, où ses parents avaient dû pratiquer de vagues négocestrès parisiens sur lesquels il n’insistait pas.

Il se réclamait donc volontiers d’une ascendance provincialedigne de tous les respects et de collatéraux innombrables répartisau loin, dont il vantait les richesses, non sans flétrir avecénergie l’orgueil de propriétaires qui leur faisait méconnaître sablouse glorieuse de citoyen travailleur. Effectivement, on n’enavait jamais vu un seul. Cette parenté problématique était ainsi, àla fois, une ressource de gloire et une occasion de déchaînementsgénéreux.

Mais il se déchaînait encore plus contre l’injustice de sapropre destinée, racontant, avec l’emphase des aborigènesméridionaux, la malechance damnée qui avait paralysé toutes sesentreprises et l’improbité fangeuse des concurrents qui l’avaitréduit à quitter la redingote du patron pour la vareuse duprolétaire.

Car il avait été réellement capitaliste et chef d’ateliertravaillant à son compte, ou plutôt faisant travailler parfois unedemi-douzaine d’ouvriers pour lesquels il parut être le commandeurdes croyants de la ribote et dela vadrouille éternelle.

Le quartier de la Glacière se souvient encore de ces ajusteursde rigolade, à l’équilibre litigieux, qu’on rencontrait chez tousles marchands de vins, où le singe, toujoursivre-mort, leur promulguait habituellement sa loi.

La déconfiture assez rapide, et suffisamment annoncée par detels prodromes, n’étonna que Chapuis qui, d’abord, se répandit enimprécations contre la terre et les cieux et reconnut ensuite, avecune bonne foi de pochard, qu’il avait eu la bêtise d’être« trop honnête dans lesaffaires ».

Quant à la source désormais tarie de cette prospérité siéphémère, nul n’en savait rien. – Un petit héritage de province,avait dit vaguement le balancier. Certains bruits étranges,cependant, avaient autrefois couru qui rendaient assez douteusel’explication.

On se souvenait très bien d’avoir connu cette arsouille avantles deux Sièges, entièrement dénuée de faste et trimballantd’atelier en atelier sa carcasse rebutée de mauvais compagnon.

Subitement, après la Commune, on l’avait vu riche de quelquesdizaines de mille francs, dont il avait acheté son fonds.

Si la sourde rumeur du quartier ne mentait pas, cet argent,ramassé dans quelque horrible cloaque sanglant, eût été la rançond’un prince du Négoce parisien inexplicablement préservé de lafusillade et de l’incendie, l’héroïque Chapuis ayant été commandantou même lieutenant-colonel de fédérés.

La très mystérieuse et très arbitraire clémence, qui épargnacertains factieux à l’issue de l’insurrection, s’était étendue surlui comme sur bien d’autres plus fameux qu’on savait ou supposaitdétenteurs de secrets ignobles et dont on pouvait craindre lesrévélations.

On le laissa donc tranquillement cuver son ivresse de naufrageuret il ne fut pas même inquiété, ayant eu l’art, d’ailleurs, de serendre parfaitement invisible pendant la période des exécutionssommaires.

Un peu plus tard, deux ou trois tentatives d’interview,pratiquées par des reporters de l’Ordre moral, ayant échoué d’unemanière absolue devant l’abrutissement réel ou simulé de ceperpétuel ivrogne, on y renonça et le père Chapuis, un instantpresque célèbre, réintégra pour jamais l’obscurité la plusprofonde.

Il y avait ainsi sur cet homme tout un nuage de choses troublesqui lui donnait une importance d’oracle aux yeux des pauvresdiables qu’il avait la condescendance de fréquenter et dont lesâmes enfantines sont si aisément jugulées par tout aboyeur supposémalin. Le peuple souverain n’est-il pas devenu lui-même la Volaillesacrée des superstitions antiques pour les aruspices de cabaretdont la police, quelquefois, utilise volontiers lapénétration ?

Au résumé, le vieil Isidore avait la renommée d’un « salebougre », expression générique dont la force ne sera pascontestée.

Il appartenait, sans aucun doute, à cette lignée idéale dechenapans que la Providence institua, dès l’origine, pourl’équilibre des Séraphins.

Ne fallait-il pas cette vase au fleuve de l’Humanité pour que letrouble et la puanteur de ses ondes pût l’avertir, lorsque quelquechose tomberait du ciel ? Et comment se pourrait-il qu’un cœurfût grand sans l’éducation merveilleuse de cet inévitabledégoût ?

Sans Barabbas, point de Rédemption. Dieu n’aurait pasété digne de créer le monde, s’il avait oubliédans le néant l’immense Racaille qui devait un jour lecrucifier.

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