La Femme pauvre

XIII

Garçon ! un madère et deux absinthes commanda Gacougnol quivenait de s’installer avec Clotilde et Marchenoir dans un caféproche de la grande entrée du Jardin.

La prompte nuit de décembre étant venue sur les animaux et leshommes, les visiteurs avaient décidé de s’asseoir dans ce lieubanal en écoutant le récit de Marchenoir.

– Avant tout, dit encore le peintre, permettez que j’écrivequelques mots. Garçon ! vous avez un bureau télégraphique àdeux pas d’ici. Vous allez porter une dépêche immédiatement.Donnez-moi du papier.

Alors, abritant la feuille de sa main gauche, il écrivitrapidement ces simples mots : Clotilde ne rentrepas. GACOUGNOL. Ce télégramme, adressé à « MadameChapuis », disparut à l’instant même.

– Maintenant, je suis tout oreilles. Vous savez,Marchenoir, que vous êtes à peu près le seul parmi noscontemporains que je puisse écouter longtemps avec plaisir. Alorsmême que je ne vous comprends pas tout à fait, je sens votre forceet cela me suffit pour être heureux de vous entendre.

– Mon cher Gacougnol, répliqua Marchenoir, ne me flattezpas, s’il vous plaît, et ne vous flattez pas vous-même. C’estsurtout pour Mademoiselle que je vais parler.

Et regardant Clotilde :

– Je ne sais si le nom d’histoire convient exactement à ceque j’ose vous offrir. C’est plutôt un souvenir de voyage, uneimpression ancienne, demeurée très vive et très profonde, que jevoudrais vous faire partager. Vous allez voir que c’est une suite ànotre conversation sur les bêtes…

Vous avez certainement entendu parler de la Salette, dupèlerinage de Notre-Dame de la Salette ! Vous n’ignorez pasqu’il y a bientôt un demi-siècle la Vierge Marie est apparue surcette montagne à deux enfants pauvres. Naturellement, on a toutfait pour déshonorer par le ridicule ou la calomnie cet événementprodigieux. Ce n’est pas le moment de vous développer les raisonsd’ordre supérieur qui me forcent à l’envisager comme la plusaccablante manifestation divine depuis la Transfiguration duSeigneur – que Raphaël, avec son imaginative de décorateur profane,a si peu comprise… Ceci est pour vous, Pélopidas.

– J’entends bien, dit l’autre. Mais je ne suis pas unfanatique de Raphaël. J’admire en lui tout ce qu’on voudra, exceptél’artiste religieux. Sa seule Vierge tolérable est celle de Dresde,et encore, c’est une rosière. Quant àsa Transfiguration, voici mon très humble postulat.Depuis trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul hommea-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de cestrois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur letremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à faitimpossible de bafouiller la moindre oraison.

– Savez-vous pourquoi ? reprit Marchenoir. C’est queRaphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul mot, atenu à faire planer ses trois personnageslumineux, obéissant à une peinturière tradition d’extase infinimentdéplacée dans la circonstance. L’ancêtre fameux de notrebondieuserie sulpicienne, qui feuilletait plus souvent les draps desa boulangère que les pages du Livre saint, n’a pas compris qu’ilétait absolument indispensable que les Pieds de Jésus touchassentle sol pour que sa Transfiguration fût terrestre et pour que laparole de Simon-Pierre offrant les trois tabernacles ne fût pointune absurdité. Vous parlez de la prière. Ah ! c’est, en effet,le vrai point. Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pasla prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumeraitpersonne. Si nous n’étions pas hébétés par la consigne destraditionnelles admirations, nous n’arriverions pas à concevoir,que dis-je ? nous serions épouvantés d’une Madone ou d’unChrist qui n’aurait pas le pouvoir de nous mettre à deuxgenoux.

Or, voici le châtiment, plus terrible qu’on ne pourrait lesupposer. Les sublimes imagiers du Moyen Âge demandaient souvent,au bas de leurs œuvres, très humblement, qu’on priât pour eux,espérant ainsi d’être mêlés aux balbutiements des extases que leursnaïves représentations excitaient. Au contraire, l’âme désolée deRaphaël flotte en vain, depuis trois siècles, devant ses toilesd’immortalité. La cohue des générations qui l’admirent ne lui ferajamais d’autre aumône que l’inutile suffrage qu’il a demandé…Peut-être, un jour, sera-t-il permis enfin d’affirmer que lapeinture dite religieuse des Renaissants n’a pas été moins funesteau Christianisme que Luther même, et j’attends le poète clairvoyantqui chantera le « Paradis perdu » de notre innocenceesthétique. Mais fermons cette parenthèse et revenons à notresujet.

J’ai donc fait un jour le pèlerinage de la Salette. J’ai vouluvoir cette montagne glorieuse que les Pieds de la Reine desProphètes ont touchée et où le Saint-Esprit a proféré, par saBouche, le cantique le plus formidable que les hommes aient entendudepuis le Magnificat. Je suis monté vers ce gouffrede lumière, un jour d’orage, dans la pluie furieuse, dans l’effortdes vents enragés, dans l’ouragan de mon espoir et le tourbillon demes pensées, l’oreille rompue des cris du torrent… Je compte bienne pas mourir sans avoir fixé dans quelque livre d’amour leressouvenir surhumain de cette escalade où j’offrais toute mon âmeà Dieu dans les cent mille mains de mon désir… J’ai beau patauger,depuis vingt ans, dans les immondices de Paris, je n’arrive pas àdécouvrir de quels amalgames de résidus sébacés, de quellesbalayures excrémentielles marinées dans les plus fétidescroupissoirs, purent être formés les sales enfants de bourgeois quel’événement de la Salette scandalisa et qui inventèrent je ne saisquelles turpitudes pour le décrier. Mais je témoigne qu’à l’endroitmême où l’Esprit redoutable s’est manifesté, j’ai senti lacommotion la moins douteuse, le choc le plus terrassant qui puisseécraser un homme. Sur l’honneur, j’en tressaille encore.

– En effet, dit Gacougnol, si vous voulez parler, comme jele suppose, d’une caresse d’en haut, elle a dû être des cinq doigtsde la main divine, car vous êtes une manière de rhinocéros qu’iln’est pas facile d’assommer. Puis, si je suis bien informé, vousdevez être fièrement blasé sur les émotions ordinaires…

– Oui,… je devrais l’être. Ce voyage à la Salette était peude temps après la mort inexplicable de mon pauvre petit André…

Ici, la voix du conteur parut s’étrangler. Clotilde qui, depuisune heure, vivait par cet inconnu dont la parole agissait sur elleavec une puissance inouïe, involontairement avança la main, commesi elle avait vu tomber un enfant. Mais ce geste fut aussitôtréprimé par un autre geste de Marchenoir, suivi d’un appel vibrantde sa soucoupe heurtée contre le marbre de la table.

– Garçon ! cria-t-il, renouvelez… Je continue. Vousdevinez que je pouvais être dans un joli état d’âme. J’étais venulà sur l’avis ancien d’un sublime prêtre, mort depuis des années,qui m’avait dit : « Quand vous penserez que Dieu vousabandonne, allez vous plaindre à sa Mère sur cettemontagne. » Turris Davidica ! pensais-je.Il ne me fallait pas moins que les « mille boucliers suspenduset toute l’armature des forts » dont a parlé Salomon. Jamaisje ne pourrais être assez cuirassé contre mon épouvantable chagrin.Et voici que, déjà, sur le chemin où je venais de m’élancer, malgréla tempête et les conseils, j’étais indiciblementtransporté !

Que vous dirai-je ? Quand je fus au sommet et que j’aperçusla Mère assise sur une pierre et pleurant dans ses mains, auprès decette petite fontaine qui semble lui couler des yeux, je vinstomber aux pieds des barreaux et je m’épuisai de larmes et desanglots, en demandant grâce à Celle qui futnommée :Omnipotentia supplex. Combien dura cetteprostration, cette inondation du Cocyte ? Je n’en sais rien. Àmon arrivée, le crépuscule commençait à peine ; quand je merelevai, aussi faible qu’un centenaire convalescent, il faisaitcomplètement nuit et je pus croire que toutes mes larmesétincelaient dans le noir des cieux, car il me sembla que mesracines s’étaient retournées en haut.

Ah ! mes amis, que cette impression fut divine !Autour de moi, le silence humain. Nul autre bruit que celui de lafontaine miraculeuse à l’unisson de cette musique du Paradis quefaisaient tous les ruissellements de la montagne et parfois, aussi,dans un grand lointain, les claires sonnailles de quelquestroupeaux. Je ne sais comment vous exprimer cela. J’étais comme unhomme sans péché qui vient de mourir, tellement je ne souffraisplus ! Je brûlais de la joie des « voleurs du ciel »dont le Sauveur Jésus a parlé. Un ange, sans doute, quelqueséraphin très patient avait décroché de moi, fil à fil, tout letramail de mon désespoir, et j’exultais dans l’ivresse de la Foliesainte, en allant frapper à la porte du monastère où les voyageurssont hébergés.

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