La Femme pauvre

V

Je suis à peu près célèbre et personne ne sait monnom. Je veux dire mon nom de famille, celui qui n’estpas imprimé dans l’âme et qu’on laisse àd’autres, quand on meurt. Mes amis ne le connaissent pas etMarchenoir lui-même l’ignore.

Ce nom qui appartient à l’histoire et qui mefait horreur, je serai forcé, si nous nous marions, de le livreraux gens de la municipalité. Ils l’inscriront sur leur registre,entre celui d’un marchand de volailles et celui d’un croque-mort,et ils l’afficheront à la porte de leur mairie. Les curieuxapprendront ainsi que vous êtes coiffée par moi d’une des plusanciennes couronnes comtales qu’il y ait en France. J’espère qu’onl’aura oublié au bout de huit jours. Laissons cela.

Voici mon histoire ou mon roman que je vais expédier sansphrases, car ces souvenirs me tuent.

Mon père était un homme brutal et d’un orgueil terrible. Je neme souviens pas d’avoir reçu de lui une caresse ni une paroleaffectueuse, et sa mort a été pour moi une délivrance.

Quant à ma mère, dont je ne puis me rappeler les traits, on m’adit qu’il l’avait assassinée à coups de pied dans le ventre.

J’avais une sœur illégitime, un peu plus âgée que moi, élevée,depuis sa naissance, au fond d’une province. Je ne l’ai connue quelorsque j’étais déjà tout à fait un homme. On ne m’en parlaitjamais. Notre père, qui aurait pu la reconnaître, avait pris surlui de me priver de cette affection.

J’ai donc vécu aussi seul qu’un orphelin, livré aux domestiques,d’abord, puis envoyé dans un lycée où on me laissa croupir desannées. Naturellement enclin à la mélancolie, une pareilleéducation n’était pas pour me dilater le cœur. Je doute qu’il y aitjamais eu un enfant plus sombre.

Parvenu à l’adolescence, je me mis à faire la noce, la plusimbécile et la plus lugubre des noces, je vous prie de le croire,jusqu’au jour, marqué par un effroyable destin, où je fis laconnaissance d’une jeune fille que je nommerai… voyons !Antoinette, si vous voulez.

Ne me demandez pas son portrait. Elle était très belle, jecrois. Mais il y avait en cette créature, d’ailleurs innocente,quoique rencontrée pour ma damnation, une force perverse,une affinité mystérieuse et irrésistible qui mesoutira le cœur.

Dès le premier regard que nous échangeâmes, je sentis quej’avais les fers aux pieds, les fers aux mains, et sur les épaulesun carcan de fer. Ce fut un amour noir, dévorant, impétueux commeun bouillon de lave,… et presque aussitôt partagé.

… Elle devint ma maîtresse, vous entendez bien ? Clotilde,ma maîtresse ! reprit le narrateur, aprèsun silence, la face crispée, et de l’air d’un marin qui entendraitrugir le Maelstrom.

Des circonstances très singulières qu’un démon, sans doute,calcula, ne permirent pas que notre conscience fût sollicitée uneminute, par des pensées ou des considérations étrangères à notredélire, qui était vraiment une chose inouïe, une frénésie dedamnés.

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, nous nesavions à peu près rien l’un de l’autre. Nous nous étions vus, pourla première fois, dans un lieu public où j’avais eu l’occasion delui rendre un service insignifiant dont je sus me prévaloir pour meprésenter chez elle.

Vivant à peu près indépendante auprès d’une vieille dame enenfance qui se disait sa tante maternelle, il nous fut loisible denous empoisonner l’un de l’autre, et nous ne connûmes pas d’autresouci.

Un jour, néanmoins, la duègne eut l’air de se réveiller et mepria, d’un ton bizarre, de vouloir bien lui faire connaître l’objetde mes visites continuelles.

– Mais, Madame, lui dis-je, ne le savez-vous doncpas ? C’est mon intention formelle, aussi bien que mon désirle plus vif, d’épouser Mademoiselle votre nièce le plus tôtpossible. Je crois savoir qu’elle partage mes sentiments et j’ail’honneur de vous demander officiellement sa main.

La demande était tardive, ridicule et, à tous les points de vue,fort irrégulière. Cependant, je ne mentais pas.

À ces mots, elle poussa un grand cri et prit la fuite en secouvrant de signes de croix, comme si elle avait vu le diable.

Antoinette n’était pas là pour me donner une explication ous’étonner avec moi, et je dus me retirer…

Je ne l’ai jamais revue, la pauvre Antoinette ! Il y a decela vingt ans, et je ne saurais dire aujourd’hui si elle estvivante ou morte…

Il s’arrêta une seconde fois, n’ayant plus de forces.

Clotilde fit le tour de la table et vint se mettre à côté delui.

– Mon ami, lui dit-elle, posant la main sur son épaule, moncher mari, toujours et quand même, n’allez pas plus loin. Je n’aipas besoin de confidences qui vous font souffrir et je ne suis pasun prêtre pour entendre votre confession. Ne vous ai-je pas dit quenous sommes deux malheureux ? Je vous ensupplie, ne gâtons pas notre joie.

– Il me reste, continua l’homme avec autorité, à vous fairele récit de la scène terrible du lendemain.

Mon père me fit appeler. Je verrai toute ma vie l’abominablefigure dont il m’accueillit. C’était un grand vieillard, couleur detison, d’une soixantaine d’années, étonnamment vigoureux encore etfameux par des prouesses de divers genres dont quelques-unes, jecrois, furent assez peu honorables.

Il avait fait la guerre, pour son plaisir, en divers pays dumonde, particulièrement en Asie, et passait pour le plus férocebrigand que nous eût légué le Moyen Âge.

Le trait le plus saillant de son caractère était une impatiencechronique, un mécontentement perpétuel qui devenait de la rage à laplus légère contradiction. Aussi incapable de longanimité que depardon, héros couvert de sang d’un très grand nombre de duels où ilavait été horriblement et scandaleusement heureux, cette bruteméchante, qu’il aurait fallu traquer avec des meutes et assommerdans un lieu maudit, étalait, en outre, des mœurs d’un sadismeépouvantable. Nous sommes, paraît-il, une race bâtarde qui a donnépas mal de monstres.

Je dois reconnaître, pourtant, qu’il est mort, en 1870, d’unemanière qui a pu racheter une partie de ses crimes. Il s’est faittuer dans les Vosges, à la tête d’une compagnie franche qu’ilcommandait en casse-cou, et on raconte qu’il vendit sa peau trèscher.

– Monsieur, cria-t-il, dès qu’il m’aperçut, j’ai l’honneurde vous dire que vous êtes un parfait drôle.

À cette époque j’avais déjà une fort belle crête et cette injureme parut impossible à supporter. Je répliquai doncsur-le-champ :

– Est-ce pour m’adresser des compliments de ce genre quevous m’avez fait venir, mon père ?

Je crus qu’il allait me sauter à la gorge. Mais il seravisa.

– Je devrais vous gifler à tour de bras pour cetteinsolence, dit-il. Je réglerai ce compte une autre fois. Pour lemoment, nous avons à causer. Vous avez déclaré hier à une personnerespectable qui a cru devoir m’avertir, votre intention d’épouser àbref délai, avec ou sans mon consentement, cela va sans dire, unecertaine jeune fille. Est-ce vrai ?

– Parfaitement exact.

– Charmant ! Vous auriez eu le toupet d’affirmer aussique cette jeune fille partage vos sentiments très purs ?

– Je ne sais jusqu’à quel point mes sentiments peuvent êtrequalifiés de purs, mais je crois être certain, en effet, qu’on neles dédaigne pas.

– Ah ! ah ! vous en êtes certain. J’ai étépourtant aussi bête que ça, quand j’avais votre âge. Eh bien !mon garçon, j’ai le regret de vous l’apprendre, ce morceau n’estpas pour votre bec… Voici une lettre que vous porterez vous-même,s’il vous plaît, à un de mes vieux camarades qui habiteConstantinople. Je le prie de compléter votre éducation. Vous allezfaire vos malles rapidement et vous partirez dans une heure.

Une montée de colère me suffoqua, d’entendre parler ainsi de ceque j’adorais. Puis, sans pouvoir deviner la véritable pensée de cemonstre, je le connaissais trop bien pour ne pas sentir que le tonde sarcasme qu’il affectait cachait quelque chose d’horrible, maiscombien horrible ! grand Dieu ! comment aurais-je pu leprévoir ? Je pris la lettre et la déchirai en plusieursmorceaux.

– Partir dans une heure ! m’écriai-je, hurlant commeun sauvage. Tenez ! voilà le cas que je fais de vos ordres etvoilà mon respect pour votre correspondance ! Oh ! vouspouvez m’assassiner comme vous avez assassiné ma mère et comme vousavez assassiné tant d’autres. Ce sera plus facile que de medompter.

– Fils de chienne ! gronda-t-il, courant sur moi.

Je n’avais pas le temps de fuir et je me croyais déjà mort,lorsqu’il s’arrêta. Voici ses paroles exactement, ses parolesimpies, exécrables, venues de l’Abîme :

– Cette Antoinette avec qui tu as couché, triste cochon, etque j’ai fait élever moi-même, avec tant de soin, par une vieillecafarde, pour qu’un jour elle devînt mon petit succube le plusexcitant, sais-tu qui elle est ? Non, n’est-ce pas ? tune t’en doutes guère, ni elle non plus. J’étais informé, heure parheure, de ce qui se passait entre vous deux. Mais il ne medéplaisait pas que l’inceste préparât l’inceste, car JE SUISSON PÈRE ET TU ES SON FRÈRE !…

Clotilde ! éloignez-vous un peu, je vous prie… J’arrachaidu mur une arme chargée et je tirai sur ce démon, sans l’atteindre.J’allais recommencer, lorsqu’un domestique, accouru au bruit, mesaisit à bras-le-corps. En même temps, je recevais sur la tête uncoup formidable et je perdis connaissance.

Cette histoire vous fait peur, Clotilde. Elle est banale,cependant. Le monde ressemble à ces cavernes d’Algérie oùs’empilaient, avec leur bétail, des populations rebelles qu’on yenfumait pour que les hommes et les animaux, suffoqués et rendusfous, se massacrassent dans les ténèbres. Les drames tels quecelui-ci n’y sont pas rares. On les cache mieux, voilà tout. Leparricide et l’inceste, pour ne rien dire de quelques autresabominations, y prospèrent, Dieu le sait ! à la conditiond’être discrets et de paraître plus beaux que la vertu.

Nous étions des effrénés, nous autres, et le monde scandalisénous condamna, car notre querelle avait eu des auditeurs qui lacolportèrent. Mais que m’importait le blâme d’une société decriminels et de criminelles dont je connaissaisl’hypocrisie ?

Deux jours après, je m’engageai pour servir dans les colonies eton n’entendit plus parler de moi. Plût à Dieu que j’eusse pum’oublier moi-même !

J’ai appris que la malheureuse, dont je me suis interdit deprononcer le vrai nom, s’était sauvée dans un monastère cisterciende la plus rigide observance et qu’on l’avait admise, malgré tout,à prendre le voile. Privé à la fois d’une amante et d’une sœur,indistinctement effroyables, il n’y avait plus devant moiqu’une existence de torturé.

Devenu soldat, je sollicitai les postes les plus dangereux,espérant me faire tuer pour en finir vite, et me battis endéchaîné. Je ne réussis qu’à obtenir de l’avancement.

Un jour, mon cancer me faisant souffrir plus que jamais, jecourus me cacher au fond d’un bois et, d’une main ferme, le canondu revolver à la tempe, je tirai comme sur une bête enragée. Vouspouvez voir ici la cicatrice qui n’a, certes, rien de glorieux… Lamort ne voulut pas de moi et n’en a jamais voulu. Pourtant je vousassure qu’aucun misérable ne l’a plus avidement cherchée.

Vers le commencement de l’odieuse campagne franco-allemande, onme fit officier pour me récompenser de l’acte de démence quevoici.

Une batterie très meurtrière nous écrasait. Avec une promptitudeinconcevable, incompréhensible, j’attelai quatre chevaux à unevoiture d’ambulance qui attendait son chargement d’estropiés. Aidéde deux hommes que j’éperonnais de ma folie, je fis avaler parforce à chacun de ces animaux cabrés de terreur une énorme quantitéd’alcool, puis, bondissant sur le siège et sabrant les croupes,j’arrivai en quelques minutes, comme la foudre et la tempête, surles fourgons bavarois que je réussis à faire sauter. Il y eut uneespèce de cataclysme où plus de soixante Allemands laissèrent leurscarcasses. Et moi, qui aurais dû être foudroyé le premier, réduiten charpie, je fus retrouvé, le soir, à peine contusionné, sous unmagma de tripes de chevaux, de cervelles d’hommes, de débrissanglants ou calcinés.

La guerre finie et mon père mort, je réalisai sa damnée fortuneet l’employai tout entière, sans en réserver un centime, àl’organisation d’une caravane expéditionnaire au cœur de l’Afriquecentrale, dans une région inexplorée jusqu’alors, entreprise desplus audacieuses dont j’avais le projet depuis longtemps.

Le peu que vous en avez appris chez Gacougnol, qui se plaisait àm’interroger, a pu vous faire entrevoir tout le poème. La plupartde mes compagnons y sont restés. Une fois de plus, la mort, prisede force, violée avec rage, bafouée comme une macaque, m’adit : Non ! et s’est détournée de moi en ricanant.

Revenu sans le sou, j’ai essayé de tromper mon vautour.D’aventurier, je me suis fait artiste. Cette transposition,radicale en apparence, de mes facultés actives, semblait avoir, aucontraire, exaspéré sa fureur, quand vous apparûtes, enfin, ôClotilde ! sur ma route affreuse…

J’ignore ce que votre cœur décidera, après ce que vous venezd’entendre, mais si je vous perds maintenant, masituation sera cent fois plus épouvantable. Ne m’abandonnezpas ! Vous seule pouvez me sauver !

Clotilde s’était rapprochée du malheureux jusqu’à le tenirpresque dans ses bras. Il se laissa crouler à terre, mit sa têtesur les genoux de la simple fille, et ses yeux, qu’on aurait pucroire plus arides que les citernes consumées dont est parlé dansle Prophète lamentateur, devinrent des fontaines. Les sanglotssuivirent, de rauques et de lourds sanglots, venus des endroitsprofonds, qui le secouèrent comme un roulis.

La pauvresse, très doucement et sans parler, lissa du bout deses doigts la crinière de ce lion affligé, attendit que lavéhémence des pleurs se fût amortie, ensuite se pencha tout à faitvers lui, à la manière des fleurs qui n’en peuvent plus d’être surleur tige, et, brisée elle-même de tendresse, emprisonnant des deuxmains cette tête chère, lui dit à l’oreille :

– Pleure, mon bien-aimé, tant que tu pourras et tant que tuvoudras. Pleure chez moi, pleure au fond de moi,pour ne plus jamais pleurer, sinon d’amour. Nul ne te verra, monLéopold, je te cache et je te protège…

Tu m’as demandé ma réponse. La voici : Je suis incapable devivre et même de mourir sans toi. Rentrons ce soir, pleinsd’allégresse, dans ce Paris éblouissant. C’est pour nous qu’onl’illumine et qu’on le pavoise. Pour nous seuls, je te le dis, caril n’y a pas de joie comme notre joie et il n’y a pas de fête commenotre fête. C’est ce que je ne comprenais pas, sotte quej’étais ! quand nous nous rencontrâmes, il y a quelquesheures, dans le bienheureux jardin…

… Écoute-moi, maintenant, mon amour. Tu iras trouver, demain, unpauvre prêtre que je t’indiquerai. Il a le pouvoir d’arracher de tapoitrine ce vieux cœur qui te fait tant souffrir et de te donner àla place un cœur nouveau… Après cela, si tu es diligent, quisait ? nous recevrons peut-être le sacrement de mariage avantqu’aient disparu les derniers drapeaux et que se soient éteints lesderniers lampions…

Ces deux êtres comme on n’en voit pas se marièrent, en effet,une semaine plus tard.

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