La Femme pauvre

VIII

Les pauvres sont exacts. À onze heures du matin, Clotilde étaiten haut du faubourg Saint-Honoré et sonnait à la porte deM. Pélopidas-Anacharsis Gacougnol. C’est l’auteur du groupecélèbre intitulé : la Victoire du Mari, où l’onvoit un personnage moderne à figure de chocolatier mélancolique,donnant à manger à douze ou quinze petits faunes manifestementillégitimes. Tel est le genre d’imagination de cet artiste.

À la fois peintre, sculpteur, poète, musicien et même critique,l’universel Gacougnol paraît avoir pris à forfait l’illustration detous les proverbes et de toutes les métaphores sentencieuses. Ils’enflamme sur des maximes telles que le castigat ridendomores et affiche la prétention d’être puissammentsatirique.

Les seules moralités de La Fontaine ont défrayé quinze de sestableaux et lui ont fourni la matière d’une demi-douzaine debas-reliefs apophtegmatiques.

C’est lui et non pas un autre qui a inventé lebuste milésien, c’est-à-dire la configuration enmarbre ou en bronze d’un homme illustre, depuis la pointe descheveux jusqu’au nombril inclusivement, – en ayant soin de couperles bras, – ce qui, dans sa pensée, donne à l’effigie la hauteallure d’une impassibilité formidable.

C’est lui encore qui, dans un journal illustré, publia cettesérie de caricatures en escalier dont Paris fut désopilé. Celaconsistait, on s’en souvient, à remonter du cochon par exemple, enpassant par toutes les bêtes supposées intermédiaires, jusqu’auxfaces callipyges d’Ernest Renan, ou de Francisque Sarcey,envisagées comme pinacles de sélection.

En poésie, en musique surtout, il est plutôt sentimental etpleure volontiers sur son piano, en chantant des niaiseries, d’unevoix très belle.

Gascon toulousain et fort en gueule, frotté d’ail etd’esthétique, artiste par la racine et jocrisse par la frondaison,barbu comme un Jupiter Pogonat et coiffé dans les ouragans, ilaffecte habituellement la brutalité sublime d’un Enceladeravagé.

Nul ne parvint jamais à détester ce bon garçon, aussi incapablede méchanceté que de modestie et dont le réel talent, stérilisé parla dissémination perpétuelle de sa fantaisie, ne peut offusquerpersonne. Il attendrit, d’ailleurs, et désarme complètement lescamarades les plus anfractueux ou les plus retors par la surhumainecocasserie de quelques-unes de ses conceptions.

Au coup de sonnette, il vint ouvrir en personne.

Qu’est-ce que vous voulez, vous, encore ? cria-t-il, voyantune femme en cheveux au seuil de son atelier. C’est toujours lamême chose, n’est-ce pas ? Votre mari a toujours son fameuxrhumatisme articulaire qu’il a pincé en réparant l’obélisque, etvous avez certainement cassé le biberon de votre petit dernier.Voilà le quatorzième que je paie depuis un mois !… Ah !jour de Dieu ! vous n’êtes pas étouffés par l’imagination, ducôté des Ternes. Enfin, entrez tout de même, je vais voir si j’aide la monnaie… Eh ! bien, mon gentilhomme, tu peux te vanterd’en avoir de la chance d’être un salaud et de ne jamais donner unsou à personne. On ne t’embête pas.

Cette additionnelle congratulation s’adressait à un troisièmepersonnage, d’aspect bizarre, qui s’inclina, sans dire un seulmot.

– Figure-toi bien, poursuivit Pélopidas, que c’est comme çatoute la journée. Quand j’ai donné quatre sous à un de ces bougres,il ne me lâche plus, et m’envoie toute sa famille… Allons,bon ! Où diable ai-je fourré mon porte-monnaie,maintenant ? Mais, milliard de Dieux ! fermez donc votreporte, là-bas. Il ne fait pas déjà trop chaud dans cettelanterne.

Clotilde, fort ahurie d’un tel accueil, obéit machinalement,puis, appelant tout son courage, dit enfin :

– Monsieur, vous vous trompez, je ne suis pas unemendiante, je suis la personne dont on vous a parlé et que vousattendiez ce matin à onze heures. Et elle lui tendit sa carte.

Pauvre carte unique, découpée, pour la circonstance, avec desciseaux, dans le coin le moins sale d’une feuille de gros papierjaune et sur laquelle elle avait écrit sonnom : Clotilde Maréchal.

– Ah ! vous êtes le modèle, très bien ! Alors,déshabillez-vous.

Et, comme si c’était la chose la plus simple, il reprit aussitôtla conversation interrompue, un instant, par l’arrivée de cet« accessoire ».

– Pour en revenir à tes blagues sur le grand art, mon petitZéphirin, nous en reparlerons quand tu auras quelque chose de neufà me révéler. Jusque-là tu m’embêtes et je ne te l’envoie pas dire.Tout ce que tu me dégoises, depuis une heure, me fut enseigné avecbeaucoup de soin par de vénérables ganaches, lorsque tu tétaisencore ta nourrice. Je suis pour l’art personnel, moi, quel quesoit le nom qu’on lui donne ; je n’appartiens à aucune autreécole que la mienne,… et encore ! Mon ambition, c’est d’êtrePélopidas Gacougnol, pas un autre ; un foutu nom, si tu veux,mais il me fut donné par mon brave homme de père et j’y tiens… Pource qui est de ton « Androgyne » ou de tes « Enfantsdes Anges », c’est de l’esthétique de pissotières et il nem’en faut pas. Les maîtres n’ont pas eu besoin de toutes cescochonneries pour sculpter ou peindre des merveilles, et le grandLéonard aurait été dégoûté de son œuvre, s’il avait pu prévoir tasale façon de l’admirer… Tiens ! veux tu que je te dise, vousêtes tous des esclaves, les jeunes, avec vos airs de tout inventer,et vous marcheriez très bien à quatre pattes devant le premier venuqui aurait le pouvoir de vous sabouler. Il vous manque d’être deshommes, rien que ça ! Je veux bien que le diable m’emporte sion peut trouver une idée dans votre sacrée littérature de gueusardsprétentieux et tarabiscotés… Toi, tu es le malin des malins, tu astrouvé le troisième sexe, le mode angélique, ni mâle ni femelle,pas même châtré. Joli ! On s’embêtait, c’est un filond’ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins delettres, à commencer par toi, qui es l’initiateur et le grandprophète. Seulement, vois-tu, ça ne suffit pas pour être uncritique et tu peux te vanter d’avoir écrit de belles âneries surla peinture !…

À cet endroit de son discours, que soulignait la plusméridionale gesticulation, les yeux de Pélopidas tombèrent surClotilde exactement pétrifiée et paraissant regarder avec stupeurla flottante crinière de ce personnage volubile qui lui avait ditde se déshabiller. Déjà entraîné, il éclata :

– Ah ! çà, qu’est-ce que vous foutez là, vous, à meregarder avec des yeux comme des portes cochères ? Il s’agitde vous mettre à poil tout de suite, j’ai à travailler.Tenez ! là,… là ! derrière ce paravent ; et que çane traîne pas, s’il vous plaît.

La pauvre fille, au comble de la terreur, disparutimmédiatement.

– Et toi, bambino des anges, petit Delumière de mon cœur,tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors si j’y suis. Taconversation est aussi ravissante que nutritive, mais j’en ai assezpour quelque temps. Tu viendras me voir, quand je n’aurai rien àfaire… Là ! c’est bien, prends ton chapeau et bonsoir à tespoules… Je ne te reconduis pas.

Zéphyrin Delumière, le fameux hiérophante romancier, promurécemment à d’obscures dignités dans les conciles interlopes del’Occultisme, prit, en effet, son chapeau et – la main sur lebouton de cuivre de la serrure, d’une de ces voix mortes au mondequi ont toujours l’air de sortir du fond d’une bouteille, – laissatomber, en guise d’adieu, ces quelques parolesadamantines :

– Au revoir donc, ou jamais plus, comme il vous plaira,peintre malgracieux. Il me serait trop facile de vous punir en vouseffaçant de ma mémoire. Mais vous flottez encore dans l’amnios del’irresponsable sexualité. Vous en êtes pour combien detemps ! aux hésitations embryogéniques du Devenir et vouscroupissez dans l’insoupçon de la Norme lumineuse où se manifestele Septenaire. C’est pourquoi vous œuvrez inférieurement dans laténèbre du viril terrestre conculqué par les Égrégores. Et c’estaussi pourquoi je vous pardonne en vous bénissant. Vous finirez parcomprendre un jour.

Ainsi posé, le devisant mystagogue était bien la plusexorbitante et supercoquentieuse figure qu’on pût voir, avec satignasse graisseuse de sorcier cafre ou de talapoin, sa barbe enmitre d’astrologue réticent et ses yeux de phoque dilatés par decoutumières prudences, à la base d’un nez jaillissant et obéliscal,conditionné, semblait-il, pour subodorer les calottes les pluslointaines.

Affublé d’un veston de velours violet, gileté d’un sac de toilebrodé d’argent, drapé d’un burnous noir en poils de chameaufilamenté de fils d’or et botté de daim, – mais probablementsqualide sous les fourrures et le paillon, – il apparaissait commeun abracadabrant écuyer de quelque Pologne fantastique.

Tout à coup, un éclat de rire immense, formidable, et quisemblait devoir tout fracasser, fit explosion.

Le caricaturiste, qui ne sommeille jamais longtemps chez cetexcellent Gacougnol, venait d’être atteint en pleine poitrine parle ridicule tout-puissant que dégage, vingt-quatre heures par jour,la personnalité de Delumière.

Il se laissa tomber sur un divan et se tordit dans lesconvulsions et les pâmoisons de l’allégresse la plus délirante.

Quand l’accès eut pris fin, le grotesque, un moment cloué par lasurprise, était parti, dédaigneux et blême.

– Ah ! l’animal ! exhala enfin le rieur, après unbruyant soupir de satisfaction, et se parlant à lui-même, suivantsa coutume, il me fera mourir un de ces jours. J’ai beau lesoupçonner des plus sales manigances, c’est à peine si j’ai lecourage de le flanquer à la porte… Vraiment, c’est à payer saplace. Le vilain bougre ! m’a-t-il fait rire avec ses bottes àla Franconi et sa gueule de marlou circassien, vues dans lapénombre !… Le père que j’ai connu pion à Toulouse n’étaitpourtant pas si drôle. Il passait pour un honnête marchand de soupelégèrement toqué de prophéties royalistes et assez mal vu du clergéqu’il prétendait éclairer. Mais cela ne dépassait pas la mesured’un bon ridicule de province. Il faut croire que son fils tientplutôt de l’aïeule gargotière, la Mère descompagnons, comme on disait, laquelle ne paraissait pasdescendue précisément des « Élohim », ainsi qu’il nommeses ancêtres d’avant le Déluge… Enfin, ne pensons plus à cepolisson qui m’a fait perdre encore une heure, ce matin, et voyonsun peu ce modèle… Dites donc, Mademoiselle, vous seriez bienaimable de presser un peu le déshabillage…

À ce moment, quelque chose passa, qui n’était ni un bruit, ni unsouffle, ni une lueur, ni rien de ce qui peut ressembler à unphénomène quelconque. Peut-être même ne passa-t-il absolumentrien.

Mais Gacougnol eut un frisson et, vivement impressionné, sanssavoir pourquoi, demeura une minute silencieux, la boucheentr’ouverte, les yeux fixés sur le paravent.

Eh bien ! qu’est-ce que j’ai donc ? murmura-t-il.Est-ce que cet idiot serait contagieux, par hasard ?

Il s’approcha et, prêtant l’oreille, perçut comme un faiblerâle, très étouffé, très lointain, semblable à celui de cesapocryphes défunts que le poète des épouvantes entendait agonisersous la terre.

Écartant brusquement le léger meuble, il vit alors lamalheureuse, agenouillée, les épaules nues et le visage enfoui dansun misérable fichu de laine bleue, la seule pièce de son vêtementqu’elle eût enlevée.

Évidemment, le cœur lui avait manqué tout de suite, elle s’étaitaffaissée de désespoir et, depuis un quart d’heure environ, elleétouffait, de ses deux mains, d’horribles sanglots qui lasecouaient tout entière.

Gacougnol, surpris et apitoyé, fut aussitôt saisi de cettepensée que son rire de tout à l’heure avait été l’accompagnement deces larmes extraordinaires et se penchant avec émotion sur ladouloureuse :

– Mon enfant, dit-il, pourquoipleurez-vous ?

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