La Femme pauvre

XXXIV

Clotilde revint chez elle à trois heures du matin, escortée deses amis Gacougnol, Marchenoir et Léopold, qui avaient tenu à lareconduire jusqu’à sa porte, dans ce quartier de marchands desalaisons du Pacifique et de souteneurs de la Pentapole, l’un desplus redoutables du Paris actuel.

Enivrée de cette soirée singulière, intolérable, sans doute,pour toute autre femme, où s’était affirmée, d’une manière sidécisive, la prééminence de l’homme sur les animaux privés degrammaire ; habituée, d’ailleurs, à ne donner aucune attentionà ce qui se passait chez la Séchoir, elle ne songea pas à s’étonnerde voir qu’on veillait encore et ne voulut même pas remarquer, entraversant le vestibule pour gagner sa chambre, le chuchotementsoudain de plusieurs voix dans le grand salon. Elle ne devait s’ensouvenir que plus tard. Mais elle eut un vague frisson et, à peinerentrée, tira son verrou.

Vaillante comme elle était, cependant, elle ne tarda pas à seremettre complètement et à se moquer d’elle-même. Courte prière,déshabillage rapide et sommeil. Voici maintenant les fantômes quipassent devant les yeux ouverts de son âme.

Vêtue avec magnificence et beaucoup plus belle que les reines,elle se voit assise dans un lieu très-bas. Elle a froid et elle apeur, mais pour le salut du monde, il ne lui serait pas possible deremuer le bout d’un doigt.

Le silence est énorme et l’obscurité, à quelques pas, est sicompacte, si coagulée, si poisseuse, que le soleil s’yéteindrait.

Les pensées ou les sentiments qu’elle faisait marcher devantelle, quand elle était vive et forte, sont engloutis dans cesténèbres.

Son puissant désir de vivre a disparu. Il lui semble que soncœur est vide, que Dieu est infiniment loin, et que son corpsinerte est une petite colline triste au fond d’un immenseabîme.

Sans doute que tout est détruit sur la terre. Pourtant elle n’apas vu la Croix de Feu qui doit apparaître quand Jésus viendra danssa gloire, pour juger vivants et morts. Elle n’a rien vu et rienentendu.

– Ai-je donc été jugée pendant mon sommeil ?songe-t-elle.

Le silence, à la fin, s’émeut et se plisse, comme une eau deplomb où s’éveilleraient des bêtes inconnues. Elle entend unbruit…

Oh ! mais si faible, si lointain, qu’on dirait d’un de cespauvres trépassés qui n’ont presque pas la permission d’appeler àleur secours et que les vivants cruels n’écoutent jamais.

Le cœur de la pitoyable fille bat à gros coups contre lesmurailles de son sein, cloche sourde et muette dont le branledésespéré ne troublerait pas un atome…

Le bruit extérieur augmente. Un moment, on cogne, on vocifère,puis le silence retombe.

Or, il n’y a plus de ténèbres. Elles ont pris la fuite, comme untroupeau noir qu’une panique aurait dispersé. Clotilde voit uneétendue morne et pâle, « une terre déserte, sans voie et sanseau », selon les paroles du Prophète, et le bon Gacougnol luiapparaît.

Il est mort, il a un couteau planté dans le cœur et sapoitrine est inondée de sang. Il ne marche pas, il glisse ainsiqu’une masse légère poussée par le vent. Il passe tout près d’elle,la regarde de ses yeux éteints, avec une compassion douloureuse, etlui dit :

– Vous êtes nue, ma pauvre fille ! prenez mon manteau.Elle découvre, alors, qu’elle est entièrement nue. Mais le spectre,déjà, n’a plus de manteau à lui donner, plus de visage, plus demains, et le geste qu’il voulut faire a suffi pour le dissiper.

Marchenoir surgit à son tour. Celui-là, du moins, paraît vivre.Mais on ne distingue pas sa figure, tant il marche courbé, et quelfardeau ! – Dieu de miséricorde ! – quel fardeauépouvantable sur ses épaules !

Ensuite, c’est fini. Personne ne passera plus. Une impénétrableforêt a jailli du sol, une de ces forêts du tropique où la foudreallume des incendies. En voilà un précisément qui éclate. Effrayantet magnifique spectacle !

Ô Jésus en agonie ! n’est-ce pas Léopold qu’elle aperçoitau centre de la fournaise, avec sa haute et dédaigneuse faceravagée par d’inconcevables tourments ? Il aura été surpris,le malheureux ! Le voilà qui lutte contre ces cascades de feu,comme il lutterait contre une armée d’hippopotames en colère. Maissa chevelure s’est enflammée, il se croise les bras et brûle,impassible, comme un flambeau…

La dormeuse a pu, enfin, jeter un grand cri. Réveilléeinstantanément, elle s’élance hors de son lit, arrache d’une mainferme ses rideaux en feu, les foule sous un tapis et ouvre lafenêtre pour chasser l’odeur suffocante.

Il fallait vraiment qu’elle fût bien troublée ou bien assommée,pour avoir oublié de souffler sa bougie avant de s’endormir. Ellemet ses deux mains sur son cœur pour en comprimer lespalpitations.

– Tu n’as pas assez prié Dieu ce soir, Desdémone !dit-elle, se rappelant les lectures de l’atelier. Quel horriblecauchemar !

Elle se souvient, une fois de plus, de la prédiction mystérieusedu Missionnaire : Quand vous serez dans lesflammes… Bien souvent, le jour, elle y pensait ;faudra-t-il, maintenant, qu’elle y pense le long desnuits !…

Mais pourquoi ce Léopold, qu’elle a vu à peine, quelquefois, etqui est pour elle un inconnu ? Pourquoi lui est-il montréd’une manière si tragique et qui correspond si exactement à sa plussecrète préoccupation ?

Le sommeil qui charge de chaînes le corps humain a le pouvoir derestituer à l’âme, pour la durée d’un éclair,la simplicité de vision qui est le privilège del’Innocence. C’est pour cela que les impressions d’horreurou de joie reçues dans les songes ont une énergie dont laconscience est humiliée quand la mécanique de luxure a ressaisi sonempire.

La physionomie de pirate ou de condottière de Léopold avait paruà Clotilde si surnaturelle, dans le décor de son rêve, qu’elle crutque ce personnage énigmatique lui était révélé. Ellevit en lui un de ces héros en désuétude, criblés d’ombre et dedédains par un monde ignoble, qui ne peuvent se manifester que dansquelque soudaine et inimaginable conflagration.

Et cela devint aussitôt pour elle un autre rêve si profond quetout s’y noya. L’image, terrible pourtant, de son bienfaiteurpoignardé, celle de Marchenoir écrasé sous le poids d’une vie aussilourde que les contreforts du ciel, disparurent. Faiblement, elles’étonna de son versatile cœur qu’elle ne pouvait retenir, qui s’enallait spontanément vers un étranger.

– Allons ! je suis une sotte, s’écria-t-elle,refermant la fenêtre d’où venait un air glacial, une sotte rêveuseet une ingrate !

Elle s’agenouilla devant son lit pour une prière et se rendormitdans cette posture, en sanglotant.

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