La Femme pauvre

XVIII

Monsieur, vous êtes beau comme un ange. – Madame, vous avez del’esprit comme un démon.

S’il y eut jamais un champ de manœuvres où se soient exercésavec ampleur les instincts de prostitution particuliers à la racehumaine, c’est assurément le royaume des esprits célestes ou lesombre empire des intelligences réprouvées.

On a tellement compris que l’habitacle cellulaire de laDésobéissance est rempli de compagnons invisibles, qu’on a voulu,dans tous les temps, les associer en quelque manière aux actesvisibles qui s’accomplissaient dans les divers cabanons.

Alors, on s’est appelé : mon chérubin ! ou mon petitsatan ! et toutes les cochonneries sublunaires, aussi bien queles sottises les plus triomphales, ont été pratiquées sousd’arbitraires invocations qui déshonoraient à la fois le ciel etl’enfer. Et pour assouvir les cœurs en travail de démangeaisonssublimes, la poésie et l’imagerie plastique se sont évertuées auxapothéoses !

Ils sont Sept, – ô mon tendre amour ! qui vous regardentcurieusement des sept encognures de l’Éternité ! On lescroirait sur le point de coller leurs bouches aux épouvantablesOlifants du rappel des morts et leurs indicibles mains, quen’inventerait aucun délire, sont déjà crispées autour des septCoupes de la fureur.

Que la petite lampe qui brûle devant le plus humble autel de lachrétienté leur fasse un signe, et les habitants du globe voudrontsauter dans les planètes pour échapper à la plaie de la terre, à laplaie de la mer, à la plaie des fleuves, à l’hostilité du soleil,aux immigrations affreuses de l’Abîme, à l’effarante cavalerie desIncendiaires et surtout à l’universel regard du Juge !

En vérité, ce sont « les Sept, qui se tiennent en laprésence de Dieu », nous dit l’Apocalyptique et c’est tout cequ’on en peut savoir. Mais il n’est pas défendu de supposer, –comme pour les étoiles, – qu’il y en a des millions d’autres, dontle moindre est capable d’exterminer, en une seule nuit, les centquatre-vingt-cinq mille Assyriens de Sennachérib ; – sansparler de ceux-là qu’on nomme précisément les démons et qui sont,au fond des puits du chaos, l’image renversée de tous ces flambeauxcrépitants du ciel.

Si la vie est un festin, voilà nos convives ; si elle estune comédie, voilà nos comparses ; et tels sont lesformidables Visiteurs de notre sommeil, si elle n’est qu’unrêve !

Lorsqu’un entremetteur d’idéal barytonne lessplendeurs angéliques de Célimène, sa sottise apour témoins les Neuf multitudes, les Neuf cataractes spirituellesque Platon ne connaissait pas : Séraphins, Chérubins, Trônes,Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges,parmi lesquels il faudrait peut-être choisir… Si c’estl’enfer qu’on invoque, c’est, – à l’autre pôle, –exactement la même aventure.

Et pourtant, ils sont nos très proches, les voyageurs perpétuelsde la lumineuse échelle du Patriarche, et nous sommes avertis quechacun de nous est avaricieusement gardé par l’un d’entre eux,comme un inestimable trésor, contre les saccages de l’autre abîme,– ce qui donne la plus confondante idée du genre humain.

Le plus sordide chenapan est si précieux qu’il a, pour veillerexclusivement sur sa personne, quelqu’un de semblable à Celui quiprécédait le camp d’Israël dans la colonne de nuées et dans lacolonne de feu, et le Séraphin qui brûla les lèvres du plus immensede tous les prophètes est peut-être le convoyeur, aussi grand quetous les mondes, chargé d’escorter la très ignoble cargaison d’unevieille âme de pédagogue ou de magistrat.

Un ange réconforte Élie dans son épouvante fameuse ; unautre accompagne dans leur fournaise les Enfants Hébreux ; untroisième ferme la gueule des lions de Daniel ; un quatrièmeenfin, qui se nomme « le Grand Prince », disputant avecle Diable, ne se trouve pas encore assez colossal pour le maudire,et l’Esprit-Saint est représenté comme le seul miroir où cesacolytes inimaginables de l’homme puissent avoir le désir de secontempler.

Qui donc sommes-nous, en réalité, pour que de telsdéfenseurs nous soient préposés et, surtout, qui sont-ilseux-mêmes, ces enchaînés à notre destin dont il n’est pasdit que Dieu les ait faits, comme nous, à sa Ressemblanceet qui n’ont ni corps ni figure ?

C’est à leur sujet qu’il fut écrit de ne jamais « oublierl’hospitalité », de peur qu’il ne s’en cachât quelques-unsparmi les nécessiteux étrangers.

Si tel vagabond criait tout à coup « Je suis Raphaël !Je paraissais boire et manger avec vous ; mais ma nourritureest invisible et ce que je bois ne saurait apparaître auxhommes » ; qui sait si la terreur du pauvre bourgeois nes’étendrait pas aux constellations ?

Fumant de peur, il découvrirait que chacun vit à tâtons dans sonalvéole de ténèbres, sans rien savoir de ceux qui sont à sa droiteet de ceux qui sont à sa gauche, sans pouvoir deviner le« nom » véritable de ceux qui pleurent en haut ni de ceuxqui souffrent en bas, sans pressentir ce qu’il estlui-même, et sans comprendre jamais les murmures ou lesclameurs qui se propagent indéfiniment le long des couloirssonores…

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