La Femme pauvre

IX

La naissance, longtemps attendue, d’un fils fut un événementplus considérable que l’abolition définitive de la durée, pour cesdeux buveurs d’extase. Ils se crurent mariés depuis quelques heuresseulement et s’étonnèrent d’avoir ignoré l’Amour. Un gouffrenouveau s’ouvrit au fond de leur double abîme qu’ils pensaient êtrecousin germain des concavités du firmament.

Il faut laisser la monographie de telles ivresses aux jeunesbonshommes en condition littéraire, dont c’est l’office dedivulguer impuissamment l’âme humaine à des maquereaux inattentifs.Ces deux êtres, plus grands, à coup sûr, qu’il n’est permis dansune société postérieure à tant de déluges, apparurent tout à coupprivés d’haleine et pâles de sollicitude, penchés sur un petitpauvre.

Ils le nommèrent Lazare, du nom de ce Druide qu’on a déjà vu etque Léopold choisit pour parrain, de préférence à Marchenoir quilui paraissait tout de même un arbre bien sombre pour abriter unberceau.

Clotilde, en vraie fille d’un peuple autrefois chrétien, nevoulut pas entendre parler de nourrice, intuitivement assurée queles mercenaires donnent, en même temps que leur lait, un peu deleurs âmes obscures ou contaminées aux Innocents qu’on leurabandonne, quand elles ont la bonté de ne pas les faire mourir.

Le petit Lazare, exceptionnellement vigoureux et beau, fut unefleur éclatante sur le sein de sa mère, et Léopold, qui aimait àtravailler auprès d’eux, se persuada qu’un reflet infiniment douxde quelque clarté inconnue émanait de cette présence et serépandait sur sa peinture comme un duvet de lumière…

Les œuvres du grand artiste, à cette époque de sa vie, sesdernières œuvres, hélas ! ont la marque de cette péripétiesentimentale où disparurent les teintes violentes, les heurtsfarouches des tons, les séditions brusques de la couleur quidonnaient à ses enluminures plus qu’étranges une originalité siforte.

Peu à peu, tout se fondit, s’éteignit dans une espèced’aqua-tinte pâteuse que délimitait un raide contour. Druide, uncertain soir, se détourna d’une feuille que l’infortuné plaçaitdevant lui, feignit un étourdissement et regarda Clotilde avec desyeux si hagards qu’elle comprit que le malheur frappait à leurporte.

Léopold devenait aveugle. Du moins, il était menacé de ledevenir.

Quelque temps auparavant, forcé de travailler une nuit, il avaittout à coup cessé de voir, comme si les deux grosses lampes quil’éclairaient s’étaient brusquement éteintes. Attribuant lephénomène à un excès de fatigue, il s’était couché à tâtons et lematin, la clairvoyance revenue, s’était borné à en parler avecinsouciance, affectant de croire que c’était une chose très simplequi ne valait pas qu’on s’en mît en peine. Silencieusement,Clotilde se prépara à souffrir.

Bientôt, en effet, les troubles reparurent. Un spécialisteconsulté prononça que tout travail d’enluminure devait êtreinterrompu, qu’il fallait même y renoncer absolument, sous peine decécité.

Ce fut un très rude coup. Léopold aimait passionnément son art,cet art, qu’il avait créé, ressuscité, qu’il avait forcé dereparaître vivant et jeune, quand on le croyait si mort que lesouvenir même s’en effaçait. Elle était tellement à lui, cettepeinture qui remontait l’escalier des siècles et qui ressemblaitaux rêves d’un enfant profond !

Qu’allait-il faire maintenant ? Depuis plusieurs années, ilne subsistait que de son pinceau et n’avait jamais songé une minuteà « réaliser des économies ». Ah ! oui, deséconomies ! Les puissances inférieures, les salopes etimplacables puissances dont se prévaut, contre les cœurssolitaires, l’identique bassesse du Nombre, ne pardonnent pas.Elles ont des représailles sûres et mortelles. Léopold cessant depeindre, la misère se jeta sur lui, comme les bêtes gluantes sur unbeau fruit mûr que le vent a détaché de sa tige.

Il fallut, presque immédiatement, chercher quelque autre moyende vivre. Les démarches affreuses commencèrent. Plus derecueillement, plus de paix érémitique. C’en était fait de la tentede velours bleu pâle, dans la clairière silencieuse où l’émeraudeet le corail d’une végétation de livre d’heures se profilaient,avec une tendresse mélancolique, sur l’or d’un ciel byzantin. Toutcela, c’était fini pour jamais. Il fallut se noyer l’âme dans lesmalpropres soucis d’argent, dans la purulence des égoïsmessollicités, dans le cloaque des poignées de main.

Les anciennes façons de gentilhomme écumeur de cet indisciplinéqui, naguère, semblait toujours parler à ses contemporains avec despincettes, n’avaient pu lui faire un nombre considérable d’amis.Quand on le vit par terre, ce fut la curée des sourires, descondoléances venimeuses. Sans doute, ses allures s’étaientmodifiées d’une manière qui pouvait passer pour miraculeuse, depuisqu’il était heureux ; mais il avait, du même coup, tellementdisparu qu’on ne s’en doutait guère. D’ailleurs, il était avantagé,ainsi que la plupart des individus célèbres,d’une légende spéciale – espèce d’eau-forte siénergiquement mordue par l’Envie qu’aucunetransfiguration ou métamorphose de l’original n’est capable del’altérer.

D’un autre côté, son mariage avait scandalisé les oiseauxpourris ou les poissons recommandés par le vomito-negro, quipromulguent, à Paris, les décrets d’un monde puant dont la vieillemorale, – expulsée avec horreur des plus basses boutiques deprostitution, – cherche sa vie dans les ordures.

On lui avait attribué les restes dumalheureux Gacougnol. Quelques facéties agréables, dans le goût delasauce Léopold, avaient même agrémenté la chroniquaillede certains journaux que ne lisait pas le solitaire, – fortheureusement pour les turlupins qui tremblaient dans leursculottes, bien qu’ils se dissimulassent avec attention sous descoquillages d’emprunt.

Le ménage connut les expédients qui font frémir et qui fontpleurer, la vente successive des objets aimés dont on croyait nepouvoir jamais se séparer, le changement de certaines habitudes quisemblent adhérer au principe même de la puissance affective, lasuppression graduelle et si douloureuse de toutes les barrières dela vie intime et cachée que ne réalisent jamais les pauvres.Surtout il fallut déménager. Oh ! ceci fut le plus dur.

Leur jolie ruche paisible et claire, aux environs du Luxembourg,était pour Léopold et Clotilde le lieu unique, l’endroitprivilégié, la seule adresse qu’ils eussent donnée au bonheur. Ilsl’avaient meublée de leurs émotions d’amour, de leurs espérances,de leurs rêves, de leurs prières. Même les souvenirs lugubres n’enavaient pas été écartés. Atténuées fil à fil par une bénédictionvenue si tard, les tristesses d’autrefois s’y entrelaçaient avecles joies neuves, comme des figures de songe qu’une tapisserie auxcouleurs éteintes aurait fait flotter sur les murs.

Puis, leur enfant était né là. Il y avait vécu onze mois,pendant lesquels avait recommencé la tribulation, et son image demerci était pour eux dans tous les coins.

Au moment d’abandonner cette retraite, les malheureux se crurentexilés de la paix divine. Arrachement d’autant plus cruel que lenouveau gîte où les transplanta la nécessité leur parut sinistre.L’ayant visité par un tiède soleil de fin d’automne, ils l’avaientjugé habitable, mais la pluie froide et le ciel noir du jour del’installation le transformèrent à leurs yeux épouvantés en unesorte de taudion humide, sombre et vénéneux qui leur fithorreur.

C’était un pavillon minuscule au fond d’une impasse du PetitMontrouge. Ils l’avaient loué en haine des petits appartements,espérant échapper ainsi aux promiscuités ignobles des maisons derapport. Trois ou quatre autres bicoques du même genre, habitées onne savait par quels saturniens et calamiteux employés, exhibaient àla distance de quelques mètres, leurs hypocondres façadesbadigeonnées d’un lait de chaux aveuglant et séparées les unes desautres par une végétation poussiéreuse de cimetière suburbainqu’empuantirait le voisinage d’une gare de marchandises ou d’unefabrique de chandelles.

Espèce de petite cité bourgeoise, à prétention de jardins, commeil s’en trouve dans les quartiers excentriques, où d’homicidespropriétaires tendent le traquenard de l’horticulture à descondamnés à mort.

Ceux-ci furent accueillis, dès le seuil, par tous les frissons.Clotilde, grelottante et consternée, roula aussitôt son petitLazare dans un amas de couvertures et de châles, ne songeant qu’àle préserver de l’humidité glaciale, singulière, etattendit, avec une angoisse jusqu’alors inconnue, que lesdéménageurs eussent fini.

Hélas ! ils ne devaient jamais finir, en ce sens que,jusqu’au dernier instant de sa vie, la pauvre femme devait garderl’impression actuelle du désordre triste et banal de ces quelquesheures.

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