La Femme pauvre

III

Leur mariage avait été un poème bizarre et mélancolique. Dès lelendemain de la mort de son protecteur, Clotilde était retombéedans la misère.

Un psychologue fameux, enfant de pion par droit de naissance etd’une jeunesse éternellement désarmante, a décidé souverainementque les douleurs des pauvres ne sauraient entrer en comparaisonavec les douleurs des riches, dont l’âme estplus fine et qui, par conséquent, souffrentbeaucoup plus.

L’importance de cette appréciation de valet de chambre estindiscutable. Il saute aux yeux que l’âme grossière d’un homme sansle sou qui vient de perdre sa femme est amplement réconfortée,tranchons le mot,providentiellement secourue par lanécessité de chercher, sans perdre une heure, un expédient pour lesfunérailles. Il n’est pas moins évident qu’une mère sans finesseest vigoureusement consolée par la certitude qu’elle ne pourra pasdonner un linceul à son enfant mort, après avoir eu l’encouragementsi efficace d’assister, en crevant de faim, aux diverses phasesd’une maladie que des soins coûteux eussent enrayée.

On pourrait multiplier ces exemples à l’infini, et il estmalheureusement trop certain que les subtiles banquières ou lesdogaresses quintessenciées du haut négoce qui s’emplissent de gigotd’agneau et s’infiltrent de précieux vins, en lisant les analysesde Paul Bourget, n’ont pas la ressource de cet éperon[2]

Clotilde, qui ne savait pas un mot de psychologie et qu’unelongue pratique de la pauvreté parfaite aurait dû blinder contrel’affliction du cœur, – exclusivement dévolue à l’élégance, – eut,cependant, l’inconcevable guignon de souffrir autant que si elleavait possédé plusieurs meutes et plusieurs châteaux. Il y eutmême, dans son cas, cette anomalie monstrueuse que les affres dudénûment, loin d’atténuer son chagrin, l’aggravèrent d’une manièreatroce.

Bravement ; elle entreprit de gagner sa vie. Mais la pauvrefille en était peu capable. Son nom, d’ailleurs, ne la recommandaitpas. Elle était devenue une héroïne de courd’assises, proie désignée au sadisme ambiant. Puis, elle avaittellement sur sa figure la plaie de sa vie, le carnage de sesentrailles, la transfixion de son sein !…

Nulle assistance possible ou acceptable du côté de ses amis.Vers le même temps, Marchenoir se débattait plus que jamaislui-même entre les griffes du Sphinx aux mamelles de bronze et auventre creux, dont il ne put jamais déchiffrer l’énigme et qui afini par le dévorer.

Quant à Léopold, une pudeur, qu’elle n’expliquait pas,s’opposait à ce qu’elle voulût tenir de lui un secours quelconque,malgré les plus pressantes et les plus respectueuses supplications.Ce fut au point qu’elle se déroba complètement et que les deuxfidèles perdirent sa trace plus d’un mois.

Mois terrible qu’elle croyait avoir été le plus douloureux deson existence ! Lasse de démarches toujours vaines chez desbourgeois uniformément crapuleux qui n’avaient à lui offrir que desoutrages, elle passait les journées dans les églises ou sur latombe de l’infortuné Gacougnol.

Le front appuyé sur la table tumulaire et l’inondant de seslarmes, elle se disait, avec une profondeur sentimentale quin’aurait pas manqué de paraître superstitieuse, qu’il était bieneffrayant que le premier être qui l’avait aimée, comme un chrétien,eût été condamné à payer de sa vie cette charité et qu’un autre,sans doute, aurait le même sort.

Telle était la raison qui l’avait déterminée à fuir Léopold.Elle sentait confusément qu’il y a des créatures humaines, surtoutdans le camp des pauvres, autour desquelles s’accumulent et secondensent des forces néfastes, on ignore par quel insondabledécret de justice commutative, de même qu’il y a des arbres sur quitombe invariablement la foudre. Elle était peut-être une de cescréatures, – dignes d’amour ou de haine ? c’est Dieu qui lesait, – et elle devinait aisément que le dur corsaire drapé deflammes qu’elle avait vu dans son rêve n’était que trop disposé àprendre contact.

Un jour, enfin, le 14 juillet 1880, elle vint s’asseoir,épuisée, sur un banc du Luxembourg. Elle avait donné, la veille,ses derniers sous à un logeur de très bas étage et ne pouvait plusacheter le morceau de pain qu’elle mangeait ordinairement dans larue. À peine vêtue, n’ayant gardé des deux ou trois toilettesoffertes par l’ami défunt que le strict nécessaire ; sans gîtemaintenant et sans pâture, elle se voyait désormais livrée à Dieuseul, – comme une Chrétienne à un Lion.

Elle venait d’entendre à Saint-Sulpice une de ces messes bassesqui s’expédièrent fébrilement, ce jour-là, dans toutes les églisesparoissiales, impatientes de fermer leurs portes à triple tour.

Il était environ dix heures du matin. Le jardin était à peu prèsdésert et le ciel d’une douceur merveilleuse.

Le soleil faisait semblant de se diluer, de s’extravaser dans unbleu mitraillé d’or que noyait à l’horizon une lactescenced’opale.

Les puissances de l’air paraissaient en complicité avec lacanaille dont c’était le grand jubilé. Le solstice tempérait sesfeux, pour que six cent mille goujats se soûlassent confortablementau milieu des rues transformées en cabarets ; la rose desvents bouclait son pistil, ne laissant flotter qu’un léger soufflepour l’ondulation des oriflammes et des étendards ; les nuageset le tonnerre étaient refoulés, pourchassés au delà des montslointains, chez les peuples sans liberté, pour que les bombes etles pétards de l’Anniversaire des Assassins pussent être ouïsexclusivement sur le territoire de la République.

Cette fête, vraiment nationale, comme l’imbécillité etl’avilissement de la France, n’a rien qui l’égale dans l’histoirede la sottise des hommes et ne sera certainement jamais surpasséepar aucun délire.

Les boucans annuels et lamentables qui ont suivi ce premieranniversaire ne peuvent en donner l’idée. Il leur manque labénédiction d’En Bas. Elles ne sont plus activées, actionnées parcette force étrangère à l’homme que Dieu,quelquefois, déchaîne, pour un peu de temps, sur une nation, et quipourrait s’appeler l’Enthousiasme de l’Ignominie.

Qu’on se rappelle cette hystérie, cette frénésie sans camisolequi dura huit jours ; cette folie furieuse d’illuminations, dedrapeaux, jusque dans les mansardes où s’accroupissait lafamine ; ces pères et ces mères faisant agenouiller leursenfants devant le buste plâtreux d’une salope en bonnet phrygienqu’on trouvait partout ; et l’odieuse tyrannie de cetteracaille que ne menaçait aucune force répressive.

Dans les autres fêtes publiques, à la réception d’un empereur,par exemple, et lorsque les républicains les plus fiers s’écrasentaux roues du potentat, il est trop facile d’observer que chacunment effrontément, et tant qu’il peut, aux autres et àlui-même.

Ici, on se trouva en présence de la plus effroyable candeuruniverselle. En glorifiant par des apothéoses jusqu’alors inouïesla plus malpropre des victoires, cette multitude fraîchementvaincue se persuada, en vérité, qu’elle accomplissait quelque chosede grand, et les rares protestations furent si aphones, siindistinctes, si submergées par le déluge, qu’il n’y eut, sansdoute, que le grand Archange penché sur son glaive, Protecteur,quand même, de la parricide Enfant des Rois, qui les putentendre !

Clotilde regardait ces choses, comme une bête mourante regardaitun halo autour de la lune. Dans l’espèce de torpeur que luiprocurait l’exténuation de son corps et de son âme, elle se prit àrêver d’une allégresse religieuse qui se serait tout à coupprécipitée en torrents sur la Ville immense. Ces pavois, cesfleurs, ces feuillages, ces arcs de triomphe, ces cataractes de feuqui s’allumeraient au crépuscule, tout cela, c’était pourMarie ! ! !

Sans doute, à ce moment de l’année ecclésiastique, il n’y avaitaucune solennité liturgique de premier ordre. N’importe, la Franceentière, ce matin, s’était réveillée toute sainte et, pour lapremière fois, se souvenant que, jadis, elle avait été donnéeauthentiquement, royalement, à la Souveraine des Cieux parquelqu’un qui en avait le pouvoir, il avait fallu qu’à l’instantmême elle fît éclater et rugir son alléluia de deux centsans !

Alors, éperdue, n’ayant sous la main que les simulacres de laRévolte, les simulacres de la Bêtise et les simulacres del’Idolâtrie, elle les avait jetés aux pieds de la ViergeConculcatrice, comme l’Antiquité chrétienne renversait aux pieds deJésus les autels des Dieux.

L’Église bénirait tout cela, quand elle pourrait et comme ellepourrait. Mais la vieille Mère a le pas pesant, et l’Amour grondaitsi fort dans les cœurs qu’il n’y avait pas moyen de l’attendre, carce jour, de vingt-quatre heures seulement, ne reviendrait plusjamais, ce jour sans pareil où tout un peuple mort et puant sortaitdu tombeau !…

Une ombre passa sur ce songe et la vagabonde releva la tête.Léopold était devant elle.

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