La Femme pauvre

XXVI

25 mai 1887. – Clotilde est seule la maison. Son mari l’aquittée depuis plusieurs heures. Le livre qu’ils ont fait ensembleest achevé enfin. Il est même imprimé et va être mis en vente.Succès probable et fin probable de la misère.

Léopold rentrera très tard. Il lui fallait dîner chez sonéditeur et voir encore d’autres gens dans la soirée. Qu’il viennequand il pourra et quand il voudra, le bien-aimé. Il trouvera safemme heureuse et sans inquiétude.

Tertiaire de saint François, elle vient de lire l’Office deMarie aux dernières lueurs du jour, et maintenant, elle pense àDieu, en écoutant « la douce nuit qui marche ».

Une paix sublime est en elle. Son esprit agile, délivré,semble-t-il, du poids de son corps, parcourt en une seconde, sanseffroi ni peine, les trente-huit ans de sa vie. Les souvenirsaffreux, torturants, elle les accueille avec bonté comme lesMartyrs accueillaient leurs tourmenteurs, et son calme puissantleur ôte le pouvoir de la déchirer.

Elle se serre amoureusement, se met tout contre le ciel, et seregarde elle-même de loin, à la manière de ceux qui sont en trainde mourir.

– Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? C’est à peine sije vous ai supporté jusqu’à ce jour. Je savais pourtant que vousêtes paternel, surtout quand vous flagellez, et qu’il est plusimportant de vous remercier de vos punitions que de vos largesses.Je savais aussi que vous avez dit que celui qui ne renonce pas àtout ce qu’il a ne peut être votre disciple. Le peu que je savaisétait assez pour me perdre en vous, si je l’avais bien voulu…Souverain Jésus ! Éternel Christ ! Sauveur infinimentadorable ! faites de moi une sainte. Faites de nous dessaints. Ne permettez pas que ceux qui vous aiments’égarent… Les routes sont graves, et les chemins pleurentparce qu’ils ne mènent pas où ils devraient mener !…

Neuf heures sonnent à l’horloge de l’église. Clotilde comptemachinalement et le dernier coup lui semble frappé sur son cœur.Silence complet dans le voisinage : La nuit est devenue tout àfait noire et il tombe une odorante pluie tiède.

– Neuf heures ! dit-elle à voix basse, dans un grandfrisson. Pourquoi suis-je troublée ? Que se passe-t-il donc encet instant ?

Elle fait un grand signe de croix qui la rassure, allume unelampe, ferme soigneusement les portes et les fenêtres, suivant larecommandation plusieurs fois répétée de Léopold qui lui a ditn’être pas sûr de pouvoir rentrer avant minuit.

Jamais elle n’a tant désiré qu’il fût là. Cependant elle n’estpas anxieuse. Elle est même bien loin d’être triste. Mais elle acomme un pressentiment que l’heure qui vient de sonner est uneheure formidable.

Comprenant qu’elle ne pourrait pas dormir, elle se replonge dansla prière.

D’abord elle appelle, avec de grands cris intérieurs, laprotection divine et la protection de tous les Saints sur sonabsent. Tout ce qu’il y a en elle de sentiments et de pensées,toutes les choses précieuses de son palais saccagé, toutes lesgemmes, tous les émaux, toutes les mosaïques, toutes les saintesimages, toutes les armures conquises, et jusqu’au voile de sesanciens repentirs, – plus inestimable sans doute que le célèbreRideau du sanctuaire de Sainte-Sophie dont le tissu d’or etd’argent était évalué à dix mille mines, – tout cela est précipitédans le gouffre d’une obsécration infinie.

Puis, changement soudain. Elle reçoit, dans un éclair, lacertitude qu’elle est exaucée admirablement.Ruisselante de larmes, son action de grâces remonte desprofondeurs.

– « Je n’ai demandé qu’une chose, murmure-t-elle,c’est d’habiter la Maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et devoir la Volupté du Seigneur ! »

Ignore-t-elle que ces paroles sont d’un psaume des morts ?ou plutôt devine-t-elle qu’il est nécessaire que ce soitainsi ? Toujours est-il qu’alors l’incendie se déclare, –l’incendie des Holocaustes spirituels.

Bien des fois, depuis son enfance, et même dans les heures lesplus troublées, bien des fois elle a senti le voisinage de Celuiqui brûle, mais jamais elle n’a été si atteinte.

Cela commence par des étincelles volantes et rapides qui la fontpâlir. Ensuite les grandes flammes s’élancent… Déjà il n’est plustemps de fuir, si elle en avait seulement la volonté. Impossible des’échapper, soit à droite, soit à gauche, soit par en haut, soitpar en bas. Le courage de vingt lions serait inutile, aussi bienque la force ailée des plus puissants aigles. Il faut qu’ellebrûle, il faut qu’elle soit consumée. Elle se voit dans unecathédrale de feu. C’est la maison qu’elle a demandée, c’est lavolupté que Dieu lui donne…

Longtemps les flammes grondent et roulent autour d’elle,dévorant ce qui l’environne, avec des ondulements et des bonds degrands reptiles. Quelquefois, elles se dressent, rugissantes, sousune arche et déferlent à ses pieds, se bornant à darder leurslangues en fureur sur son visage, sur ses yeux, sur son sein quifond comme la cire…

Où sont les hommes ? et que peuvent-ils ? Sache,pauvre Clotilde, que cette fournaise n’est qu’un léger souffle dela respiration de ton Dieu… « Peut-être l’Esprit-Saint vousa-t-il marquée de son signe », a dit autrefois leMissionnaire.

Les inapaisables flammes, devenues assez intenses pour liquéfierles plus durs métaux, tombent enfin sur elle, d’un coup, avec lefracas d’un œcuménique tremblement des cieux…

« Les fils des hommes, Seigneur, seront enivrés del’abondance de ta maison et tu les soûleras du torrent de tavolupté. »

* *

*

Le lendemain matin, Paris et la France apprenaient avec terreurl’incendie effroyable de l’Opéra-Comique où fumaient encore troisou quatre cents cadavres.

Les premières étincelles avaient voltigé, à neuf heurescinq, sur l’abjecte musique de M. Ambroise Thomas, etl’asphyxie ou la crémation des bourgeois immondes venus pourl’entendre commençait, sous « l’odorante pluie tiède ».Cette douce nuit de mai fut l’entremetteuse ou la courtisane dessupplices, des lâchetés, des héroïsmes indicibles. Comme toujours,en pareil cas, les âmes ignorées jaillirent.

Dans la bousculade sans nom, dans la cohue de ce déménagement del’enfer, on vit des désespérés s’ouvrir un passage à coups decouteau, et on vit aussi quelques hommes s’exposer à la plusaffreuse de toutes les morts pour sauver des notaires de province,des avocates adultères, de nouveaux époux fraîchement bénis par uncocufiable adjoint, des vierges de négociant garanties sur lafacture, ou de véridiques prostituées.

Enfin quelques journaux racontèrent la panique histoired’un inconnu, accouru avec cinquante mille curieux,qui s’était précipité, on ne savait combien de fois, dans levolcan, ramenant surtout des femmes et des enfants, arrachant à laJustice éternelle un nombre incroyable d’imbéciles, semblable à unbon pirate ou à un démon pour qui c’eut été un rafraîchissement dese baigner au milieu des flammes, et qui avait fini par y rester,comme dans « la maison de son Dieu ».

Quelqu’un prétendit l’avoir aperçu, la dernière fois, au centred’un tourbillon, brûlant immobile et les brascroisés…

Ainsi fut accomplie, en une manière que même la subtilité desAnges n’aurait pu prévoir, l’étonnante prédiction du vieuxMissionnaire.

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