La Femme pauvre

XIX

Quelle situation que celle de cet homme durant ces semainesinterminables !

Un philosophe cambodgien donnait à manger à de jeunes tigrespour que, devenus grands, ils ne le dévorassent pas. Tombé dans ledénûment, il se vit forcé de leur diviser des morceaux de sa proprechair. Quand il ne lui resta plus que les os, les nobles seigneursde la forêt le quittèrent, l’abandonnant aux rongeurs immondes.

Léopold, quelquefois, s’était souvenu de cet apologue barbare.Il s’était dit que ses tourments anciens avaient été bieninconstants, bien ingrats, de ne pas l’engloutir tout à fait et delivrer sa triste carcasse à la vermine.

Que lui servait d’avoir eu un cœur si fort ? et quepouvait-il maintenant ? Le temps est loin où on pouvait donnerdes coups de bâton au-dessous de soi, et il n’y a pas d’isolementcomparable à l’isolement des magnanimes.

Tout se déchaînait contre ceux-là. N’étant pas « comme toutle monde », quels égards, quel respect, quelle protection,quelle miséricorde devaient-ils attendre ? Au contraire desperles évangéliques et de ce que le Verbe crucifié a nommé« le pain des fils », les lois répressives sont surtoutau profit des chiens et des pourceaux.

Ah ! s’ils avaient été riches, tous les ventres, autourd’eux, eussent adhéré à la terre ! On n’aurait pas eu assez delangues pour lécher leurs pieds ! Léopold, qui avait autrefoisjeté un million aux déserts d’Afrique, passa vingt jours et autantde nuits près du lit de sa femme, presque sans sommeil et sansnourriture ; partagé entre les soins à donner à la malade etl’épouvantable souci des expédients à imaginer pour que rien ne luimanquât ; percevant, avec une précision terrible, du fond desondes où il s’abîmait la brigande clameur du dehors, et tenté,combien de fois ! de s’élancer en exterminateur sur cetteracaille.

Le dévouement de Joly sauva ces deux êtres si cruellement aimésde Dieu. L’excellent homme fit pour Léopold des démarches, descourses infinies et partagea souvent avec lui l’écrasante fatiguedes veilles. Il inventa des ressources, des combinaisons lunaires,des crédits invraisemblables, parut frapper de la monnaie à sonpropre coin. On ne voyait plus que lui dans les bureaux duMont-de-Piété. La Providence elle-même n’aurait pu mieux faire.Pendant un de ses accès, Clotilde vit ce front chauve parmi lesenfants que Jésus voulait qu’on laissât venir à lui.

Un soir, que la très-chère avait pu s’endormir, malgré les crishabituels qu’elle finissait par ne plus entendre, Léopold, laissantla garde de la maison à l’ami fidèle, était sorti pour une démarcheimportante qu’il ne pouvait confier à personne.

Un peu avant d’atteindre les fortifications, bien qu’il marchâtd’un pas très rapide et que son attention ne fût sollicitée paraucun objet extérieur, tout à coup il avait reçu par les yeux unecommotion qui l’arrêta net. L’huissier Poulot était devant lui.

La nuit tombait et le lieu était parfaitement solitaire. Lerosser d’une manière atroce eût été, pour l’opprimé si voisin dudésespoir, une joie facile, et telle avait été sa première pensée.Mais il avait eu assez d’empire sur lui-même pour se rappeler qu’ils’agissait d’un chacal de police correctionnelle et que lavengeance du misérable pourrait coûter définitivement la vie àClotilde, en la privant tout à fait de sa présence et de ses soinspour un temps indéterminé. Étouffant donc sa colère par un effortdont il avait cru mourir, il s’était approché du bélître et, d’unevoix un peu tremblante :

– Monsieur Poulot, avait-il dit, je crois inutile de vousfaire observer que nous sommes très-seuls et qu’il ne tiendraitqu’à moi de vous casser les reins si c’était mon bon plaisir. Parconséquent, vous allez m’écouter silencieusement et avec respect,n’est-ce pas ? Quelques mots suffiront. Je n’ai pas coutume defaire de longs discours à des gens de votre sorte. Vous savez cequi se passe chez vous, je suppose. Vous n’ignorez pas que le périlde mort d’une personne que je ne vous ferai pas l’honneur de nommerest l’œuvre de votre ivrognesse de femme. Voici donc l’avis que jevous donne pour la première et dernière fois en vous engageant à leméditer. Si la personne dont je parle venait à succomber, vousm’entendez bien ? Monsieur Poulot, j’estimerais que je n’aiplus rien à perdre en ce monde et je vous jure que vous seriez plusen danger, vous et votre femelle, que si la foudre tombait survotre maison !…

Il l’avait quitté sur ces derniers mots, proférés avec un accentcapable de les enfoncer comme des lames dans les intestins dupleutre qui, d’ailleurs, avait paru hors d’état d’exhaler le plusléger son.

Mais, bientôt après, une tristesse immense était descendue surlui. À quoi bon cette scène ? N’était-il pas au-dessous durien, cet individu immonde qui ne pensait ou ne respirait que parle monstre de crasse et d’ignominie où il se vautrait comme dans unbourbier ? En supposant qu’il entreprît de faire partager à sacrapaude la sale peur dont il était visiblement pénétré pourquelques jours, il était, hélas ! trop probable que celle-civerrait là, surtout, l’occasion d’affirmer la supériorité de soncourage et se ferait une gloire nouvelle de braver un péril qui nela menaçait pas à l’instant.

Quelque poltronne qu’elle fût, – et quoique vraisemblablementrouée de coups, maintes fois, dans les anciens jours, – sespratiques de gueuse effrontée avaient dû lui donner, quand même, lepréjugé, si tenace chez les plus salopes, d’une immunité de droitdivin pour l’insolence ou la méchanceté des femmes.

Et quels ne devaient pas être l’ensorcellement, latoute-puissance de persuasion de cette Poulot sur le compagnonfétide et agenouillé dans la bouse de sa compagnonne, qui ne vivaitque pour le régal d’ordures qu’elle lui servait, sans doute, chaquesoir ! Même en plein jour, il avait fallu subir leursgrognements, leurs bruyantes pâmoisons, leurs soupirs et lesgémissements réitérés de leurs vomitives luxures. Car ils nefermaient pas leur fenêtre et s’ébattaient chiennement derrière unejalousie. Ah ! on avait entendu de drôles dechoses !…

– Puis, se disait Léopold, découragé, ils sont sibêtes ! si fangeusement ignares ! si crétins ! Endehors du trac puant que l’imminence d’une râclée peut détermineren eux, que sont-ils capables de comprendre et commentpourraient-ils entrevoir seulement le danger de pousser à bout unindividu tel que moi ?

Alors, cet homme de courage, ce partisan de l’impossible, cechef téméraire qui avait assoupli le destin, cet artiste d’orcrénelé de flammes, fut profondément humilié.

Il sentit le néant de la force, l’inutilité de l’héroïsme, ladésespérante vanité de tous les dons. Il se vit semblable à un deces vigoureux insectes, buveurs de miel, enlacés dans les filsgluants d’une araignée. Ses efforts puissants crèvent en vain latoile impure. L’ennemie horrible, sûre de sa proie, bondit horsd’atteinte et ramène avec promptitude les mailles rompues del’abominable filet sur le corselet brillant de la victime…

Dès le lendemain, ce vaincu alla régulièrement communier à lapremière messe, et pendant deux fois neuf jours, la bouche pleinedu Sang du Christ, voici le cri qu’il poussa :

– Seigneur Jésus ! je Vous demande pour Votre Gloire,pour Votre Justice, pour Votre NOM, de confondreceux qui nous outragent dans notre maison, qui nous haïssent, quinous tuent, qui aggravent si cruellement et si injustement notrepénitence.

Puisque telle paraît être la forme définitive de l’hostilité dudémon qui ferma si longtemps mes lèvres, et que je n’ai rien àespérer d’aucun homme, c’est à Vous, Jésus, caché dansl’Eucharistie et caché en moi que je demande protection.

Sans phrases ni détours, je Vous demande contre ces deux femmesun châtiment rigoureux qui fasse éclater Votre Nom, c’est-à-dire unchâtiment très manifeste qui rende visible leur péché. Je Vousdemande enfin que ce châtiment soit prochain.

Et je crie cela vers Vous, Seigneur, du fond de mon abîme, parla bouche de Votre Père David, par les Patriarches et les Juges,par Moïse et tous Vos Prophètes, par Élie et par Hénoch, par saintJean-Baptiste, par saint Pierre et par saint Paul, par le Sang detous Vos Martyrs, mais surtout par les Entrailles de VotreMère !

Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offrepas moins que ma vie en échange de cette justice, que jeréclame avec toute la force que Votre Passion a donnée à la prièrehumaine !…

Lorsque Clotilde connut cette étonnante prière, elle joignit lesmains, renversa doucement la tête, montrant son visage en pleurs,et ne dit que ces simples mots :

– Les pauvres gens ! les pauvres gens !

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