La Femme pauvre

II

Cinq ans plus tard. Clotilde est maintenant la femme de Léopold.Gacougnol est mort. Marchenoir est mort. Un petit enfant est mort.Et de quelles horribles morts !

En attendant son mari, son cher mari qu’elle se reproche d’aimerautant que Dieu, elle lit la Vie des Saints. Sa préférence est pourceux qui ont versé leur sang, qui ont enduré d’horribles tortures.Ces histoires de Martyrs la comblent de force et de douceur,surtout lorsqu’elle a la chance de tomber sur quelques-uns de cescandides fragments de leurs Actes sincères, tels quela relation de sainte Perpétue ou la fameuse lettre des églises deVienne et de Lyon, miraculeusement préservés de la sucreriedémoniaque des abréviateurs.

Alors, elle se sent appuyée à une colonne et peut regarder enarrière.

La voici justement qui ferme son livre, aveuglée de larmes et levisage tout en pleurs.

Oh ! elle n’a pas changé. C’est toujours le « cield’automne » d’autrefois, avec un commencement de crépuscule,un ciel de pluie où le soleil meurt. Mais elle seressemble davantage. À force de souffrir, elle atellement conquis son identité que, parfois,dans la rue, les tout petits, qui sont nés depuis peu, lui tendentles bras, ayant l’air de la reconnaître…

Que de choses en ce court espace de cinq années !

Il y a une minute affreuse qui pèsera sur son cœur jusqu’aumoment où lui seront dites les sacrées paroles de l’agonie, quidélivrent l’âme du poids des minutes et du poids desheures : Proficiscere, anima christiana, de hocmundo ! Sans cesse elle revoit le pauvre Gacougnolmourant, frappé sauvagement par le compagnon abominable de samère.

De l’église de Grenelle, où elle attendait son retour, unpressentiment l’avait tout à coup jetée dans la rue, comme sil’Ange d’Habacuc l’eût empoignée par les cheveux. Arrivée enquelques instants à la maison de l’assassin devant laquelle déjàgrondait une multitude, son bienfaiteur lui était apparu, porté pardeux hommes, un couteau en pleine poitrine, avec la même figure quedans son rêve. On n’avait pas encore osé arracher cette arme trèsprofondément enfoncée.

Tout ce qui avait suivi lui semblait un autre rêve. Les quatrejours d’agonie du blessé, sa mort, son enterrement ; ensuitele procès de Chapuis et de sa femelle, où elle avait dû comparaîtreen qualité de témoin, sans pouvoir presque articuler un seul mot,tant elle était paralysée de voir sa mère plus vivante et plusaudacieusement cafarde que jamais. Elle se souvenait d’avoirentendu, – aussi longtemps qu’avaient duré les débats, – comme untintement de cloche à son oreille, cette parole de lavictime : Votre mère n’est pas plus mourante quemoi…

Le pochard sanglant n’avait échappé à la guillotine que parl’équité de quelques jurés marchands de vin qui avaient admis lacirconstance atténuante de l’alcoolisme, invoquée par un avocatd’origine polonaise, et on l’avait envoyé se dessoûlerperpétuellement au bagne.

Quant à la papelarde, elle consommait son martyre dans lapénombre claustrale d’une prison cellulaire, non loin de l’altièreet poétique Séchoir, trahie par des lettres trouvées dans lesguenilles de cette bandite et convaincue d’avoir machiné contre sapensionnaire le guet-apens où Gacougnol avait succombé.

L’instruction avait révélé la manigance diabolique et à peu prèsinvraisemblable d’un viol, que le balanciervert-galant se serait chargé de conditionner lui-même avec unevirtuosité incomparable.

Aucun autre calcul apparent. On voulait seulement noyer lamalheureuse fille dans le plus profond désespoir, la tuerd’horreur, en comptant bien qu’elle n’oserait jamais dénoncer samère.

Pendant trois semaines, les journaux avaient fait couler cefleuve d’ordures. Clotilde, broyée de chagrin, s’était vue forcéede subir, en manière d’extra, la flétrissante commisération deschroniqueurs qui larmoyèrent, aux rives du Nil de l’informationparisienne, sur les malheurs de la « délicieusemaîtresse » de Pélopidas Gacougnol, enfin qualifiéd’illustre.

Ce pauvre nom ridicule, synonyme, pour elle seule, de laMiséricorde infinie, avait été profané, à cause d’elle, par ceschiens immondes.

Mais, comme il fallait que tout fût exceptionnel dans lesaventures d’une pauvresse vouée aux flammes, il y avait eu encoreautre chose.

Environ deux heures avant sa mort, Gacougnol, s’éveillant d’unlong évanouissement, pendant lequel on lui avait administrél’extrême-onction, s’était tout de suite informé d’elle. Léopold etMarchenoir, qui ne quittaient pas sa chambre, lui ayant répondu quele juge d’instruction l’avait fait appeler en hâte :

Pauvre, fille ! avait-il dit, j’aurais aimé sa figure desainte au dernier moment. Mais je ne veux pas la laisser sansressources. Donnez-moi du papier, chers amis, je vais écrire unbout de testament.

Il avait, en effet, trouvé la force d’écrire pendant quelquesminutes, puis laissant tout tomber, indifférent, désormais, auxchoses terrestres, il s’était mis à heurter doucement à la portepâle…

Le testament avait étéreconnu INDÉCHIFFRABLE !

Un frère jusqu’alors inconnu, magistrat vertueux venu deToulouse pour conduire le deuil, avait tout raflé, sans que lesexhortations pathétiques des deux amis, qui l’instruisirentéloquemment des dernières volontés du mort, eussent eu le pouvoirde lui faire lâcher un centime.

Ce drame, dont toutes les péripéties ont été d’une amertumeexcessive, Clotilde le retrouve au fond de son cœur, installé commedans un antre, chaque fois qu’elle y veut descendre. Rien n’a putuer ce dragon, pas même les autres douleurs. Quelquefois, c’est àcroire qu’il les dévore, tant il est vivant !

De temps en temps, son bienfaiteur passe dans ses rêves, telqu’elle l’a vu la veille du crime. C’est toujours le même regard decompassion douloureuse, mais sans paroles, et le spectre s’évanouitaussitôt.

Tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier pour l’âme en peine,mais, jusqu’à son dernier jour, elle s’accusera d’avoir causé lamort de cet homme qui l’avait sauvée du désespoir.

Et pourquoi cela ? mon Dieu ! pourquoi ? Parcequ’elle avait peur, tout simplement. Parce qu’elle était une lâche,une impardonnable lâche !

Elle se lève, jette son livre sur une table, regarde autourd’elle avec détresse. Elle aperçoit le grand vieux Christ en boispeint, relique du quatorzième siècle que lui a donnée son mari.C’est là seulement qu’elle sera bien. Elle met son front sur lespieds durs de cette image et dit en pleurant :

– Seigneur Jésus, ayez pitié de moi ! Il est écritdans votre Livre que vous avez eu peur en votreAgonie, lorsque votre âme était triste jusqu’à la mort, et que vousavez eu peur jusqu’à suer le sang. Vous ne pouviez pas descendreplus bas. Il fallait que les lâches eux-mêmes fussent rachetés etvous vous êtes laissé tomber jusque-là. Ô Fils de Dieu, qui avez eupeur dans les ténèbres, je vous supplie de me pardonner ! Jene suis pas une rebelle. Vous m’avez pris mon enfant, mon douxpetit garçon aux yeux bleus, et je vous ai offert ma désolation, etj’ai dit, comme au sacrifice de la messe, que cela était juste etraisonnable, équitable et salutaire… Vous savez que je n’ai pointd’estime pour moi-même, que je me regarde vraiment comme une petitechose faible et triste. Guérissez-moi, fortifiez-moi, éloignez demoi, si c’est votre volonté, le calice de cette amertume… Cetteeau, mon Sauveur, cette eau vive que vous promîtes à la Samaritaineprostituée, donnez-la-moi, pour que je sois du nombre de ceux quivivront toujours, pour que je la boive, pour que je m’y baigne,pour que je m’y lave, pour que je sois un peu moins indigne dunoble époux que vous m’avez choisi et que ma tristessedécourage !…

Léopold vient d’entrer et Clotilde s’est précipitée dans sesbras.

– Mon cher ami ! mon bien-aimé ! ne t’afflige pasde me voir pleurer. Ce sont des larmes de tendresse. J’ai tant dechagrin d’être pour toi une mauvaise femme ! Je demandais àDieu de me rendre meilleure… Comme tu es pâle ! mon Léopold,comme tu parais abattu !

On pourrait croire, en effet, qu’elle tient dans ses bras unfantôme. Ce n’est plus le flibustier, le condottière terrible, lefascinateur à la bouche close qui faisait trembler. Tout cela estloin. Quelque chose de très puissant a dompté ce fauve. C’est ladouleur, sans doute, une certaine douleur.Seulement il a fallu que ce breuvage, que ce philtre lui fûtprésenté par l’enchanteresse miséricordieuse dont il est devenucaptif.

Au contraire de Clotilde, il a beaucoup vieilli, bien qu’il aità peine quarante ans. Sa tête est devenue grise et ses yeux,épuisés par ses travaux d’enluminure, ont perdu cette fixitéinquiétante qui les faisait ressembler à ceux d’un tigre. La face agardé toute son énergie, mais s’est démasquée decette raideur cruelle, tétanique, suggérant l’idée d’une âmegarrottée par le désespoir.

– Rassure-toi, ma Clotilde, grâce à Dieu et à tes prières,je n’ai pas de nouveau sujet de peine, dit-il, d’une voix que sesanciens amis ne reconnaîtraient pas, tant elle est douce, et quebrise, par moments, l’émoi de son cœur, lorsqu’il prononce le nomde sa femme.

Il la serre sur sa poitrine, comme un naufragé serre une épaveque le brasillement de la Voie lactée rendrait lumineuse, et un peuaprès :

– En revenant de mes courses, j’ai été m’agenouiller àSaint-Pierre, puis j’ai visité nos tombes, et je sens que nous neserons pas abandonnés, ajoute-t-il, regardant le pauvre gîte où ilsvivent, on ne sait comment, depuis des mois. Car ils sont trèsmalheureux.

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