La Femme pauvre

VI

La belle Heure des Noces ! Ne serait-ce pasici le lieu de citer cet épithalame sombre que Marchenoir écrivait,plusieurs années avant d’être l’un des témoins de Clotilde à sonmariage, et qui dut, alors, lui revenir bien étrangement.

« Vous vous souviendrez, ma belle, quand les convives dufestin des noces auront disparu et que vous serez seule avec votreépoux, – n’est-ce pas ? vous vous souviendrez, peut-être, decet invité mystérieux qui n’avait pas la robenuptiale et qui fut jeté dans les Ténèbresextérieures.

« Les pleurs et le grincement des dents du misérableétaient si forts qu’on les entendait à travers le mur et que lesportes lamées de bronze tremblaient sur leurs gonds, comme si unerafale puissante les eût assiégées.

« Vous ne savez pas qui était cet individu et je ne le saispas plus que vous, en vérité. Cependant, il me sembla que saplainte remplissait la terre. Une minute, je vous le jure, unecertaine minute, j’ai pensé que c’était là le gémissement de tousles captifs, de tous les exclus, de tous ceux qu’on abandonne, cartel est l’accompagnement nécessaire de la joie d’une épousée.L’espèce humaine est si désignée pour souffrir que la permissiondonnée à un seul couple d’être heureux, une heure, n’est pas troppayée du cri d’agonie d’un monde.

« Mais voici que votre maître, grelottant et pâle de désir,vous prend dans ses bras. Quelque chose d’infiniment délicieux, jele suppose du moins, va s’accomplir.

« Jetez un dernier regard sur la pendule, et si c’est envotre pouvoir, priez Dieu qu’il éloigne de vous le mauvais ange desstatistiques… Une minute vient de s’écouler. Cela fait environ centmorts et cent nouveau-nés de plus. Une centaine de vagissements etune centaine de derniers soupirs. Le calcul est fait depuislongtemps. Le compte est exact. C’est la balance du grouillement del’humanité. Dans une heure, il y aura six mille cadavres sous votrelit et six mille petits enfants, tout autour de vous, pleurerontpar lierre ou dans des berceaux.

« Or, cela n’est rien. Il y a la multitude infinie de ceuxqui ne sont plus à naître et qui n’ont pas encore assez souffertpour mourir. Il y a ceux qu’on écorche vivants, qu’on coupe enmorceaux, qu’on brûle à petit feu, qu’on crucifie, qu’on flagelle,qu’on écartèle, qu’on tenaille, qu’on empale, qu’on assomme ouqu’on étrangle ; en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie,sans parler de notre Europe délectable ; dans les forêts etdans les cavernes, dans les bagnes ou les hôpitaux du mondeentier.

« Au moment même où vous bêlerez de volupté, desgrabataires ou des suppliciés, dont il serait puéril d’entreprendrele dénombrement, hurleront, comme en enfer, sous la dentde vos péchés. Vous m’entendez bien ? De vospéchés ! Car voici ce que vous ne savez certainement pas,aimable fantôme.

« Chaque être formé à la ressemblance du Dieu vivant a uneclientèle inconnue dont il est, à la fois, le créancier, et ledébiteur. Quand cet être souffre, il paie la joie d’un grandnombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il fautindispensablement que les autres assument sa peine.

« Fussiez-vous idiote, ce que je refuse de croire, vousêtes, néanmoins, une créature si précieuse que c’est tout juste,peut-être, si le saignement de dix mille cœurs suffira pour vousassurer cette heure d’ivresse. Cœurs de pères, cœurs de mères,cœurs d’orphelins, cœurs d’opprimés et de pourchassés ; cœursdéchirés, percés, broyés ; cœurs qui tombent au désespoircomme des meules dans un gouffre ; tout cela c’est pour vousseule. Votre jubilation est à ce prix.

« Sans que vous le sachiez, une armée d’esclaves travaillepour vous dans les ténèbres, à la façon de ces damnés qui fouillentle sol, au fond des puits noirs de la Belgique ou del’Angleterre.

« Tenez ! en voilà un précisément qui était sur ledos, – comme vous-même en cet instant, – non pas dans des draps dedentelles, mais dans la boue. Monsieur votre père a tant fait lanoce que ce vermisseau est peut-être un de vos frères, quisait ? Il piquait au-dessus de sa tête pour détacher une deces gemmes sombres et profitables qui font si tiède votre alcôve.Un bloc de houille est tombé sur lui, et voilà que son âme estdevant Dieu ! Sa pauvre âme aveugle ! Le moment seraitmal choisi, j’en conviens, pour réciter un Deprofundis.

« J’aurais, sans doute, peu de chances d’être écouté, si jevous parlais du monde invisible, du vaste monde silencieux etimpalpable qui est sans caresses et sans baisers.

« Celui-là intéresse, peut-être, quelques chartreux enprière ou quelques agonisants, mais il est au moins superflu de lerappeler à deux chrétiens dont la digestion est heureuse et qui sepétrissent avec ardeur.

« Miseremini meî ! miseremini meî ! saltemvos, amici mei !… Ah ! ils peuvent crier, lesDéfunts qui souffrent, les Trépassés pour qui nul ne prie. Leurclameur immense qui secoue les Tabernacles du ciel vibre moins dansnotre atmosphère que les pennules d’un moucheron ou la quenouilled’une araignée filandière…

– « Encore une étreinte ! mon bien-aimé !s’il te reste quelque vigueur. » Ô la belle heure ! labelle nuit des noces ! et comme elle fait penser à cesÉpousailles de la fin des fins, lorsqu’après le congédiement desmondes et des jours, l’Agneau de Dieu, vêtu de sa Pourpre, viendraau-devant de l’Épouse inimaginable !…

« Je sais bien, vous allez me dire que la vie seraitimpossible si on pensait continuellement à toutes ces choses, etqu’il n’y aurait plus une minute pour le bonheur. Je ne dis pasnon. Cela dépend de ce que vous appelez Bonheur.

« Le Sacrement, je ne l’ignore pas, vous concède lapermission de jouir de votre mari, et il serait téméraire deprétendre que l’acte par lequel vous allez peut-être concevoir unfils n’importe pas à la translation des globes.

« Je ne prétends rien, ô héritière de l’Éternité, sinon devous suggérer une aperception telle quelle de l’Heure qui passe.L’Heure qui passe ! Voyez-vous ce défilé de soixante Minutesfrêles aux talons d’airain dont chacune écrase la terre…

« Le recueillement de votre chambre nuptiale, savez-vous dequoi il est fait ? Je vais vous le dire. Il est fait deplusieurs milliards de cris lamentables si prodigieusementsimultanés et à l’unisson, par chaque seconde, qu’ils seneutralisent d’une manière absolue et que cela équivaut àl’inscrutable Silence.

« En d’autres termes, c’est l’occasion, sans cesserenouvelée, pour votre Sauveur perpétuellement en croix, deproférer ce Lamma Sabacthani qui ramasse etconcentre en lui tout gémissement, tout abandon, toute angoissehumaine et que, seul, peut ouïr, du fond de l’Impassibilité sanscommencement ni fin, Notre Père qui est dans lescieux ! »

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