La Femme pauvre

XXVII

Le prétexte avoué de ce groupement insolite, de cetinvraisemblable synode machiné par le protecteur de Clotilde, étaitl’exhibition de Rollon Crozant, musicien brucolaque, fameux depuis,mais, à cette époque, besogneux encore d’être inventé.

L’intention réelle de Pélopidas était d’offrir à la jeune femmele rare divertissement d’une mêlée d’animaux féroces, triés par luiavec une sagacité de vénitien.

L’aimable créature, innocente de ce complot, ayant servi avecbeaucoup de grâce quelques rafraîchissements préliminaires etl’encens de plusieurs cigares parfumant déjà le tabernacle, Crozants’assit au piano, non sans avoir attentivement vérifié son lest,comme un voyageur installé pour toute la nuit dans un trainrapide.

Il chanta longtemps, d’une voix aussi souple que le corps d’unclown, on ne sait quelles traductions mélodiques de quelques-unsdes plus douloureux poèmes de Baudelaire. Il se montra le virtuosefrénétique et dépravant de la tristesse qui étouffe, du désespoirnoir, de la démence cuisinée par les démons. Il fit entendre descris de damnés, des plaintes de fantômes, des vagissements degoules. On ne sortit pas de la griffe des mauvais morts et de laplus basse peur. Incapable de débrouiller le spiritualisme chrétiendu haut poète qu’il croyait interpréter en lui supposant son âme,il paralysa bientôt un auditoire qui n’exigeait pourtant pas descataplasmes de népenthès.

En dépit de quelques rythmes de bravoure frappés avec unecertaine puissance, malgré même d’incontestables éclairs desimplicité, cette musique de vertige et de tétanos, qui devaitassurer à son producteur le suffrage de toutes les névrosescontemporaines, parut, ce soir-là, très puérile et, pour tout dire,la virtuosité du chanteur fit à quelques-uns l’effet d’uneacrobatie qui ne méritait pas de pardon.

La séance, d’ailleurs, à l’insu du ménestrel, ne s’était pasainsi prolongée sans quelques gloses. Folantin, perclus d’ennui,mais intéressé plus qu’un autre à ne laisser paraître aucuntrouble, avait exhalé à demi-voix, dans un accès de rage lucide, sapréférence d’une lecture silencieuse des Fleurs duMal au coin de son feu.

– Au coin de votre pot-au-feu, voulez-vous dire, avaitaussitôt rectifié Apémantus, qui feignit un instant l’admirationpour le roucouleur funèbre.

– Tout ça est chentil, disait à Delumière le vieux Klatz,en fouillant sa barbe vermineuse, mais ché né fois pas très pienpourquoi ce cheune homme fait te la mussique chez les prâfes chens.Chai connu autrefois un chôli carsson qui téterrait les catâfrestans les cimetières pour les mancher. Ah ! ah ! c’étaitpien plus trôle !

Le silencieux Léopold n’avait pas desserré les lèvres etMarchenoir avait fini par s’emparer d’un carton qu’il feuilletaitdans l’ombre de Gacougnol.

Celui-ci, exclusivement occupé d’observer Clotilde, regardaitpasser les navires de l’émotion sur ce visage limpide où sepeignirent successivement la surprise, l’effroi, la tristesse, ledégoût et, peu à peu, quelque chose qui ressemblait àl’humiliation.

Interrogée, elle lui répondit : – J’ai honte de lamort, tellement votre chanteur la profane et l’avilit.

Sur ce mot, le maître du lieu se leva et s’approchant dupiano :

– Mon cher Monsieur Crozant, dit-il, vous nous voyez àmoitié défunts, à force de joie. Vous devez avoir besoin de repos.Nous serions, d’ailleurs, ambitieux, je ne saurais vous le cacherplus longtemps, d’apprendre de votre bouche la genèse d’un artaussi extraordinaire que le vôtre. Je devine que vous tenez enréserve des explications peu banales.

– Ah ! oui, peu banales, vous pouvez le dire !s’écria aussitôt le musicien qui, évoluant sur le tabouret, rejetaen arrière, d’un mouvement de bélier, son abondantechevelure ; cligna des yeux trois ou quatre fois ; fitexécuter au petit doigt de sa main gauche une danse furieuse dansle vestibule probablement cérumineux de son oreille ; tira dela poche de son gilet une tabatière gallicane dans laquelle ilpuisa copieusement selon tous les rites, à la surprise desassistants alarmés de voir monter tant de poudre noire dans un nezsi jeune ; enfin se mit en posture pour un de ces prônesesthétiques dont il avait pris le besoin dans les caboulots duquartier latin, où il était regardé comme un beau parleur.

– J’ai été élevé, commença-t-il, sur les genoux deMme Sand… À ce moment, Bohémond deL’Isle-de-France, qui s’agitait sur sa chaise depuis une demi-heureen faisant des gestes inexplicables à son voisin Druide, et qui,par miracle, n’avait pas encore proféré un monosyllabe, se frappatout à coup le haut du front comme un Archimède qui vientd’enfanter.

– Tout s’explique ! déclara-t-il avec rondeur, ens’accompagnant d’un de ces redoutables sourires à demi gâteux dontil masque son visage de dieu Vulcain abandonné par ses cyclopes,quand un malicieux esprit l’aiguillonne. Tout s’éclaire !Monsieur Crozant a, sans doute, l’avantage d’être possédé dequelques démons ? Mes compliments bien sincères. Je ne connaisrien de tel pour faire passer le temps de la vie. Combien de foisn’ai-je pas rêvé d’être moi-même le domicile de plusieurs archangestombés autrefois du ciel, et d’aller ainsi par les grenouillères decette vallée, à la confusion d’une prêtraille morose qui paraîtavoir perdu le secret de leur pourchas !… La digne personnequi vous a élevé sur ses genoux, cher monsieur, dut encourager,cela va sans dire, vos premières tentatives de musiquenoire ?

– Oh ! n’en croyez rien, répondit l’autre, qui nesentait pas le repli de blague féroce. Bien au contraire, jepourrais montrer des lettres où elle me conseillait, par exemple,de rafraîchir le répertoire mélodique des premièrescommuniantes : – Mon bien-aimé ne paraît pas encore, – Letemps de la jeunesse passe comme une fleur, – C’en est donc faitadieu plaisirs volages, à moins que je ne préférasse travaillerdans les romances d’amour à l’usage des ouvrières pauvres dont lavertu est en péril, et qui ont besoin des consolations de lamusique.

Bohémond parut alors attendri, presque sur le point de verserdes larmes.

– Ah ! que la voilà bien ! comme c’estelle ! Quel cœur ! quel cerveau ! Non contented’avoir enrichi tous nos cabinets de lecture de La PetiteFadette, du Péché de Monsieur Antoine et decombien d’autres poèmes que les couturières ne pourront jamaisassez lire, elle voulut encore susciter à notre laborieuse patriele musicien qui convenait à cette littérature admirable ! Vousavez essayé, n’est-ce pas ?

– À contre-cœur, je l’avoue, et sans succès. Assurément, jen’avais pas le droit de mépriser les avis deMme Sand, en qui je voyais une âme jumelle de cetadorable Chopin qui fut sa dernière tendresse, mais un autresouffle me poussait. Il me fallait le fantastique, le macabre, lesténèbres denses, la peur verte, et j’ai compris de bonne heure queje ne devais pas répercuter autre chose que des hurlements dedamnation.

– Sans doute ! conclut Gacougnol, on fait ce qu’onpeut. Je vous en prie, mon cher Bohémond, ne retardez pas davantageMonsieur Crozant.

– Oh ! ce ne sera pas long, reprit celui-ci. Je n’ainommé l’illustre et le lucide écrivain, dans les jupes de qui jem’honore d’avoir passé une partie de mon enfance, que pourexpliquer précisément l’espèce de méthode qu’on peut entrevoir dansma fureur démoniaque. Monsieur de L’Isle-de-France a touché le vraipoint, quand il a parlé de possession. Je suis réellementun possédé. Mes hôtes habituels sont le démon desApparences lugubres, le démon des Inhumations équivoques et despoings rongés dans les tombeaux, le démon des Cryptes marécageuseset des Puits noirs, enfin le démon de la Panique, du Trac sansmesure et perpétuel que rien ne pourrait guérir.

– Il pourrait ajouter le diable de la Sottise !murmura Druide à l’oreille de Bohémond.

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