La Femme pauvre

XXVIII

Cette manière d’être, moins rare qu’on ne l’imagine, est due,très certainement, à ce que je demande la permission de nommerla complicité des ambiances. Oui, Monsieur, insistal’orateur, s’adressant à Druide cabré soudain et dont les yeuxvenaient de s’ouvrir démesurément, je maintiens le mot. Nous sommesenvironnés de choses inanimées en apparence, mais qui, en réalité,nous sont hostiles ou favorables. La plupart des catastrophes oudes découvertes fameuses ont été produites par la volontémalveillante ou bénigne des objets inertes mystérieusement coalisésautour de nous. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’unecompréhension intégrale de ma musique est rigoureusement interditeà n’importe quel artiste, fût-il le plus intuitif du monde, qui nesaurait pas dans quel milieu extraordinaire je reçus les initialeset définitives impulsions.

Je vais donc essayer de vous décrire en quelques mots la maisonde mon père, dans une campagne léthargique du Berry, non loin de laCreuse méchante et sauvage, sur les berges de laquelle j’ai cruvoir souvent, au crépuscule, d’effrayants pêcheurs à la ligne quiressemblaient à des morts.

De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoitcette maison au fond d’un jardin tellement funèbre qu’un certainjour, un étranger, fatigué de vivre, vint sonner à la grille pourdemander qu’on l’y enterrât. Il n’y a pourtant ni cyprès ni saulespleureurs. Mais l’ensemble offre cet aspect. Des légumes tristes,des fleurs navrées y végètent à l’ombre de quelques fruitiersavares, « dans une terre grasse et pleine d’escargots »d’où s’exhalent des effluences de putréfaction ou de moisissure, etl’humidité de ce jardin est telle que les plus fortes chaleurs del’été n’y changent rien.

La tradition s’est conservée, parmi les paysans, d’on ne saitquel crime effroyable accompli autrefois en ce lieu, bien longtempsavant que la maison existât, vers l’époque noire de Bertrand de Gotet de Philippe le Bel. Enfin, la maison elle-même passe pourêtre visitée.

Vous pensez, Messieurs, que si quelqu’un a lu Edgar Poe etHoffmann, ce doit être moi. Eh bien ! ils n’ont jamais inventérien de plus sinistre. J’ose dire que j’ai vécu là, en commerceininterrompu avec les ombres damnées et les plus opaques esprits del’enfer !

Je savais à quelle phase de la lune et à quelle heure devaitinfailliblement se produire telle commotion, tel sursaut, telphénomène d’optique, et c’était mon délice d’en crever de peur àl’avance.

Autour de moi tout conspirait à me noyer l’âme d’une terreurexquise ; tout était hagard, biscornu, falot, monstrueux oudément. Les murs, les parquets, les meubles, les ustensiles avaientdes voix, des formes inattendues qui me ravissaient d’effroi.

Mais comment exprimer mon allégresse, mon délire, lorsque, pourla première fois, je sentis tressaillir en moi les mauvais angesqui m’avaient élu pour leur demeure ! Que vous dirai-je ?Il me sembla que je connaissais enfin la jubilationmaternelle ! J’ai même reçu le pouvoir de discerner, par unesorte d’affinité ou de sympathie, la présence du diable chezquelques-uns, car, je vous l’ai dit, mon cas n’est pas extrêmementrare, ajouta-t-il, fixant Folantin qui parut incommodé.

Vous avez maintenant toute la genèse de mon art, MonsieurGacougnol. Pour parler avec précision, vous savez ce que j’ai dansle ventre. Ma musique vient d’en bas, je vous en réponds, et quandj’ai l’air de chanter moi-même, soyez sûr que c’est un autre quichante en moi !

– Mademoiselle, voulez-vous que je le jette par lafenêtre ?

Cette question était faite, presque à haute voix, par Léopold,qui n’avait rien dit encore et qui venait de s’approcher deClotilde, tout exprès pour dire cela.

La pauvre fille étonnée se hâta de répondre qu’elle ne voulaitrien de semblable, que ce monsieur lui paraissait plutôt avoirbesoin d’être traité avec douceur. Mais le flibustier del’enluminure nia l’efficacité du traitement, affirmant que le plussûr des exorcismes, pour cette sorte de bougres, était une râcléesuprême et qu’il ne comprenait pas Gacougnol de leur avoir infligéce saltimbanque. Il consentit, néanmoins, à se tenirtranquille.

– Monsieur Crozant, dit Gacougnol, je vous remercie d’avoirpris la peine de nous éclaircir votre cas. Personnellement il ne mecoûte rien de croire que vous avez le droit de vous nommerhautement Légion, aussi bien que le démoniaque férocede l’Évangile. Mais je ne savais pas recevoir tant de monde et vousme voyez confus. Je m’étonne, cependant, souffrez que je vous enfasse l’aveu, de vous constater si joyeux d’une pareille garnison.Elle passe généralement pour importune et je me rappelle avoir ludans le Rituel romain, à la rubrique des exorcismes un choixd’épithètes qui ne donnent pas une idée gracieuse de voslocataires.

– Sans compter, fit observer Apémantus, que les cochonsdoivent se méfier de vous. C’est la vie impossible, toutsimplement.

– Notre excellent Apémantus a raison, reprit Bohémonddéterminé à ne pas lâcher son os. Je n’y avais pas songé. Les porcsdoivent se souvenir du mauvais tour qui leur fut joué dans le paysdes Géraséniens. Saint Marc assure qu’il ne fallut pas moins dedeux mille verrats pour loger les esprits immondes sortis d’un seulpossédé. C’est un chiffre, cela ! On pense bien que la finmalheureuse de ces quatre mille jambons de Galilée n’a pas manquéde laisser une forte empreinte et que la tradition s’en estconservée dans toute la race, malgré la longueur des siècles. Lescharcutiers eux-mêmes paraissent en avoir gardé une crainte obscuredans les circonvolutions ténébreuses de leurs encéphales et c’estpour cela, sans doute, qu’ils s’obstinent à détailler à l’infini lachair de ces animaux, à la mélanger cauteleusement avec d’autreschairs, sous prétexte de lesassortir, comme s’ils avaientl’anxiété de quelque panique soudaine qui dégarnirait leurscomptoirs.

Mais tous les porcs ne sont pas chez ces négociants honorables.On en rencontre à chaque pas qui ne sontpas débités et qui ne peuvent pas l’être, àcause de la multitude des lois. Il est trop clair, en effet, queceux-là ne doivent pas être sans tablature dans le voisinage demonsieur Crozant. Je me demande si la circonstance de la musiquen’est pas précisément ce qu’il y a de plus efficace pour aggraverleur tintouin. Ah ! on ne saura jamais ce que pensent lescochons !…

– Si on tient à se servir de ce mot, dit à son tourMarchenoir, je suppose qu’ils pensent exactementce que penseraient les lions eux-mêmes. Il est prouvé que les bêtessentent le Diable, toutes les bêtes, à ce point que les rats etjusqu’aux punaises délogent précipitamment d’une maison hantée. Jene crois pas qu’il y ait d’exemple d’un démoniaque déchiré par lesanimaux féroces dans les lieux déserts où l’Esprit du Malentraînait ces malheureux. Les pauvres lunatiques recommençaient àleur insu, la destinée de Caïn que le Seigneur, par une sollicitudemystérieuse, avait marqué d’un signe inconnupour que sa carcasse fût épargnée. Les fauves, autant que lavermine, se retirent devant la face du Prince de ce monde. Je disla face, parce que les bêtes, étant sans péché, n’ontpas, comme nous, perdu le don de voir ce qui paraît invisible. Àl’autre pôle de la mystique, l’histoire des Martyrs et desSolitaires est pleine d’exemples de carnassiers affamés quirefusaient de leur nuire et léchaient humblement leurs pieds.Miracle tant qu’on voudra. Moi, je ne peux voir là qu’unerestitution naïve du Paradis terrestre qui n’existe plus, depuissix mille ans, que dans la rétine inquiète et douloureuse de cesinconscients. C’est là, sans doute, que Dieu sera forcé d’aller lereprendre, quand sonnera l’heure du retour à l’Ordre absolu. Nospremiers Parents durent consommer la Prévarication effroyable dansune solitude infinie. La présence du Démon avait dû mettretellement tous les animaux en fuite qu’il fallut, je pense, que lesDésobéissants expulsés fissent trois ou quatre fois le tour de laterre pour les retrouver à l’état sauvage.

– Oserai-je vous demander, Monsieur Folantin, interrogeal’excellent Apémantus, si vous avez quelque objection à cerenouveau de l’Éden que nous promet Marchenoir ?

– Pas du tout, répondit aigrement l’interpellé. Marchenoirest un homme de génie, c’est incontestable, et, par conséquent, nepeut se tromper. Je suis peu exigeant, d’ailleurs, en matière deparadis. Je tiendrais pour tel un endroit quelconque où on meservirait, dans de la vaisselle propre, des biftecks tendres etcuits à point.

– Vous vous passeriez même des houris de Mahomet ?lança Druide.

– Oh ! très facilement, je vous assure.

– S’il était cras, grommela le bonhomme Klatz, qui songeaitaux eunuques obèses des estampes, le clope te la terre ne pourraitplus le porter.

Le paradis des biftecks avait jeté Clotilde horsd’elle-même.

– S’il vous faut absolument une victime, dit-ellespontanément à Léopold, qui avait toujours l’air de quêter unholocauste, je vous abandonne volontiers ce monsieur. Exécutez-le,si cela vous amuse ; mais sans violence, je vous en prie.

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