La Femme pauvre

I

Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. Depuis le gouffre decette Parole, aucun homme n’a jamais pu dire ce que c’est que laPauvreté.

Les Saints qui l’ont épousée d’amour et qui lui ont faitbeaucoup d’enfants assurent qu’elle est infiniment aimable. Ceuxqui ne veulent pas de cette compagne meurent quelquefoisd’épouvante ou de désespoir sous son baiser, et la multitude passe« de l’utérus au sépulcre » sans savoir ce qu’il fautpenser de ce monstre.

Quand on interroge Dieu, il répond que c’est Lui qui est lePauvre : Ego sum pauper. Quand on ne l’interrogepas, il étale sa magnificence.

La Création paraît être une fleur de la Pauvreté infinie ;et le chef-d’œuvre suprême de Celui qu’on nomme le Tout-Puissant aété de se faire crucifier comme un voleur dans l’Ignominieabsolue.

Les Anges se taisent et les Démons tremblants s’arrachent lalangue pour ne pas parler. Les seuls idiots de ce dernier siècleont entrepris d’élucider le mystère. En attendant que l’abîme lesengloutisse, la Pauvreté se promène tranquillement avec son masqueet son crible.

Comme elles lui conviennent, les paroles de l’Évangile selonsaint Jean ! « Elle était la vraie lumière qui illuminetout homme venant en ce monde. Elle était dans le monde et le mondea été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle estvenue dans son domaine, et les siens ne l’ont pas reçue. »

Les siens ! Oui, sans doute. L’humanité nelui appartient-elle pas ? Il n’y a pas de bête aussi nue quel’homme et ce devrait être un lieu commun d’affirmer que les richessont de mauvais pauvres.

Quand le chaos de ce monde en chute aura été débrouillé, quandles étoiles chercheront leur pain et que la fange la plus décriéesera seule admise à refléter la Splendeur ; quand on sauraque rien n’était à sa place et que l’espèceraisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences ;il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulgassentla misère d’âme d’un millionnaire qui correspondait spirituellementà ses guenilles, sur le registre mystérieux des répartitions de laSolidarité universelle.

– Moi, je me fous des pauvres ! dit le mandarin.

– Très bien ! mon joli garçon, dit la Pauvreté sousson voile, viens donc chez moi. J’ai un bon feu et un bon lit… Etelle le mène coucher dans un charnier.

Ah ! vraiment, ce serait à dégoûter d’être immortel s’iln’y avait pas de surprises, même avant ce qu’onest convenu d’appeler la mort, et si la pâtée des chiens de cetteduchesse, revomie par eux, ne devait pas être, un jour, l’uniqueespoir de ses entrailles éternellement affamées !

– Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort,mon petit enfant que je berce dans mon Sein pour la Résurrectionbienheureuse. Tu le vois, ce grand Chaos qui est entre nous et lecruel riche. C’est l’abîme, qu’on ne peut franchir, desmalentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne saitson propre nom, nul ne connaît sapropre figure. Tous les visages et tous les cœurssont obnubilés, comme le front du parricide, sous l’impénétrabletissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui onsouffre et on ignore pourquoi on est dans les délices.L’impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenantla goutte d’Eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir sonindigence que dans l’illumination des flammes de sontourment ; mais il a fallu que je te prisse des mains desAnges pour que ta richesse, à toi, te fût révélée dans le miroiréternel de cette face de feu. Les délices permanentes surlesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et tamisère non plus n’aura pas de fin. Seulement, l’Ordre ayant étérétabli, vous avez changé de place. Car il y eut entre vous deuxune affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu’il n’y avaitque l’Esprit-Saint, visiteur des os des morts, qui eût le pouvoirde la faire éclater ainsi dans l’interminableconfrontation !…

Les riches ont horreur de la Pauvreté parce qu’ils ont lepressentiment obscur du négoce piaculaire impliqué par sa présence.Elle les épouvante comme le visage morne d’un créancier qui neconnaît pas le pardon. Il leur semble, et ce n’est pas sans raison,que la misère effroyable qu’ils dissimulent au fond d’eux-mêmespourrait bien rompre d’un coup ses liens d’or et ses enveloppesd’iniquité, et accourir tout en larmes au-devant de Celle qui futla Compagne élue du Fils de Dieu !

En même temps, un instinct venu d’En Bas les avertit dela contagion. Ces exécrables devinent que laPauvreté, c’est la Face même du Christ, la Face conspuée qui met enfuite le Prince du Monde et que, devant Elle, il n’y a pas moyen demanger le cœur des misérables au son des flûtes ou des haut-bois.Ils sentent que son voisinage est dangereux, que les lampes fumentà son approche, que les flambeaux prennent des airs de ciergesfunèbres et que tout plaisir, succombe… C’est la contagion desTristesses divines…

Pour employer un lieu commun dont la profondeur déconcerte, lespauvres portent malheur, en le même sens que le Roides pauvres a déclaré qu’il était venu « porter leglaive ». Une tribulation imminente et certainementépouvantable est acquise à l’homme de joie dont un pauvre a touchéle vêtement et qu’il a regardé les yeux dans les yeux.

C’est pourquoi il y a tant de murailles dans le monde, depuis labiblique Tour qui devait cogner le ciel, – Tour si fameuse que leSeigneur « descendit » pour la voir de près, – et qu’onbâtissait sans doute afin d’écarter éternellement les Anges nus etsans domicile qui erraient déjà sur la terre.

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