La Femme pauvre

XXII

À ce moment on sonna, et Léopold cessa de parler pour allerouvrir. Mais, s’approchant de la porte du jardin, il entendit lespas d’un individu qui prenait la fuite. En même temps, àl’extrémité de la rue, éclata le rire monstrueux de la Poulot.

Était-elle donc venue tout exprès ? C’était peu probableet, au fond, il n’importait guère qu’elle fût venue pour cela oupour autre chose. Mais ce rire néfaste, ce hennissement de rosseapocalyptique, dont on commençait à perdre l’habitude et qui fits’ouvrir toutes grandes plusieurs fenêtres, s’enroula bizarrementaux pilastres de la nuit, dans l’air sonore.

Il eut des soubresauts, des rebondissements, des à-coups, desreculs de grelin dans la rainure, de soudaines reprises, des élans,des bonds furieux ; puis il s’alanguit et déferla, quelquetemps encore, dans un mode si funèbre que des chiens hurlèrent.

Cela – sous un ciel splendide, sous des étages d’étoiles, sousle poids effrayant de tous les silences de l’espace, – à la minutemême où on était plein de cette pensée qu’un des êtres les plusnobles qu’il y eût au monde allait mourir, impressionnasingulièrement les quatre auditeurs du pavillon diffamé.

– J’ai bien souvent entendu ce rire, dit Clotilde, et ilm’a toujours fait horreur. Mais, ce soir, il a quelque chose que jene sais définir… C’est pour moi comme si la malheureuse n’étaitplus parmi les êtres à la ressemblance de Dieu, et qu’en châtimentde quelque crime, – dont elle cherchait à s’étourdir en nousinsultant, – elle se trouvât maintenant un peu au-dessous de cesanimaux à qui elle fait peur. Ne vous semble-t-il pas, Messieurs,que son rire est l’expression la plus affreuse dudésespoir ?

– Il me semble surtout l’expression de la démence qui n’a,certes, rien de comique ni de rassurant, fit observer bonnementHercule Joly.

– Je crains, reprit Clotilde, de vous paraître moi-même uneinsensée. Mais je ne puis m’empêcher de vous dire ce que j’éprouveen ce moment… Il est bien certain que l’espace et le tempsn’existent pas pour les âmes, et que nous sommes dans une ignoranceinfinie de ce qui s’accomplit autour de nous, invisiblement. Dansle délire de ma maladie, j’ai vu des êtres épouvantables quiriaient ainsi de me voir souffrir, qui me désignaient cruellementd’autres malades sans nombre, des moribonds, des agonisantslamentables, jusqu’au bout de la terre, et il m’était dit qu’il yavait entre tous ces malheureux et moi une correspondance, unerelation mystérieuse. Eh bien ! je songe à celui de nos amisqui lutte cette nuit contre la mort, et je me demande si ce quenous venons d’entendre n’est pas un avertissement…Oui, mes amis, je me demande avec terreur si ce ricanement horriblen’est pas un glas, s’il n’existait pas, deM. de L’Isle-de-France à cette créature d’en bas, un filspirituel analogue au lien de chair dont on a voulu garrotter sesdernières heures, et si chacun d’eux, – à cette même seconde, – netombe pas dans le gouffre qu’il a choisi !…

La voix de la femme de Léopold était changée, etles derniers mots furent dits comme si elle avait été jetée horsd’elle-même.

Druide, livré à une commotion extraordinaire, se souvint alorsd’avoir entendu autrefois le bon Gacougnol affirmer qu’elle avaitréellement quelque chose d’une prophétesse.

Les langues devinrent silencieuses et les cœurs pesèrent autantque le monde. La nuit, d’ailleurs, était avancée. On se sépara, etClotilde, offrant à la fois ses deux belles mains à ses deux hôtes,leur dit, avec une douceur étrange, cette phrase étrange quisemblait continuer son rêve :

– La vie, chers amis, c’est la main ouverte, et la mort,c’est la main, fermée…

Ensuite elle pria longtemps, avec une grande charité, pour lesvivants et pour les défunts, et, dans son sommeil, elle vit un painqu’elle partageait aux misérables. Ce pain, au lieu de jeter del’ombre, jetait de lalumière…

Le lendemain, on apprit que L’Isle-de-France était mort pendantla nuit, et que la Poulot, complètement folle, avait été enfermée àSainte-Anne, section des agitées, pour n’en plus sortir que lesdeux pieds en avant et le cou tordu…

Léopold se prépara tranquillement à paraître devant Dieu.

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