La Femme pauvre

XII

Gacougnol s’étant débarrassé de son cocher, ils marchèrent dansla direction présumée du pavillon des grands fauves. Mais l’un etl’autre connaissaient peu ce Jardin célèbre que fréquentent seulsles Parisiens du voisinage ou les étrangers et, naturellement, ilss’égarèrent.

Chemin faisant, Clotilde admira les zèbres et les antilopesqu’elle s’arrêta pour contempler amoureusement.

– Vous aimez beaucoup les bêtes ? lui dit le peintre,la voyant caresser un de ces charmants êtres dont les yeuxressemblaient aux siens.

– Je les aime de tout mon cœur, répondit-elle ; jevoudrais qu’il me fût permis de les soigner et de vivre prèsd’elles dans une de ces petites maisons ravissantes qu’on leur abâties. Leur voisinage me serait plus doux que celui de monsieurChapuis.

Ce mot parut agir sur Gacougnol, qui se préparait visiblement àdire quelque chose de considérable, lorsqu’une main se posafamilièrement sur son épaule.

– Tiens ! c’est vous, Marchenoir ! cria-t-il ense retournant. Je pensais à vous, il n’y a qu’un instant. Commentdiable êtes-vous ici ?

– J’y suis presque tous les jours, répliqua le nouveauvenu. Mais comment y êtes-vous vous-même ? Je vous assure quevotre présence m’étonne…

À ce moment, ses yeux rencontrèrent Clotilde et devinrentlégèrement interrogateurs. Gacougnol fonctionna sur-le-champ.

– Ma chère Clotilde, permettez-moi de vous présenter un denos plus redoutables écrivains, Caïn Marchenoir. Nous l’appelons,entre nous, le grand Inquisiteur de France. Caïn, je recommande àvotre admiration mademoiselle Clotilde… Maréchal, une amie que j’airencontrée ce matin, mais que j’ai dû connaître vers l’An Mil, dansun pèlerinage antérieur. C’est la poétesse de l’Humilité.

Marchenoir s’inclina profondément et dit à Clotilde :

– Mademoiselle, si mon ami ne se moque pas de moi, vousêtes ce qu’il y a de plus grand au monde.

– Alors, Monsieur, il se moque de vous, n’en doutez pas,répondit-elle en riant, et cela me surprend, car vous avez un nomterrible… Caïn ? ajouta-t-elle, dans une sorte d’effroirêveur ; il n’est pas possible que ce soit votre vrai nom.

– Ma mère m’a fait baptiser sous le nom de Marie-Joseph,mais celui de Caïn figure très réellement sur le registremunicipal, par la volonté formelle de mon père. Je signe Caïn quandje fais la guerre aux fratricides et je garde Marie-Joseph pourparler à Dieu… M’expliquerez-vous, mon cher Gacougnol, cetterandonnée au Jardin des Plantes ?

– Je suis venu pour les lions, dit à son tour l’interpellé.J’ai quelques croquis à prendre et précisément nous cherchons leurtanière.

– S’il en est ainsi, vous ne m’aurez pas rencontréinutilement, car vous ne me paraissez pas très au fait et vousauriez certainement perdu la demi-heure de jour qui vous reste. Ence moment, les animaux féroces ne sont pas visibles pour lamultitude. Mais je vais vous introduire dans leur maison. C’est unpeu chez moi, vous savez.

Quelques minutes après, Marchenoir, ayant frappé trois coupsmaçonniques à la porte du « palais », entrait avec sesdeux compagnons dans la galerie intérieure où les fauves achevaientleur repas du soir.

– Voici les lions, dit-il à Gacougnol, croquez-les à votreaise. Le belluaire en costume de garçon de bureau que vous voyez làfera semblant de vous oublier une demi-heure. Je viens d’arrangercela. Il compte bien entendu, que vous ne l’oublierez pas vous-mêmeen sortant. Je vais causer un peu avec Mademoiselle.

S’éloignant alors de Pélopidas, qui avait déjà tiré son carnet,il emmena Clotilde à quelque distance et la mit en face d’un tigresuperbe envoyé tout récemment par le gouverneur de Cochinchine.

Ils étaient à deux pas de la bête, séparés d’elle seulement parune chaîne tendue au-devant de la formidable cage.

– Ne craignez rien, dit-il à sa compagne qui tremblait unpeu, vous êtes hors de portée et, d’ailleurs, ce tigre est mon ami.Il est ici depuis trois semaines environ et il ne se passe guère unjour sans que je vienne le voir et le consoler. Oh ! notreconversation est ce qu’elle peut. Je ne me flatte pas de parler letigre sans fautes, mais on se comprend. Voyez plutôt l’aimableaccueil !

Le tigre qui, d’abord, s’était dressé de toute sa taille contreles barreaux, avait, en effet, paru se calmer à la voix de sonvisiteur. Il retomba sur ses pattes antérieures, éteignit lapuissante rumeur de ses cordes, et parcourut sa cage d’uneextrémité à l’autre, évoluant, chaque fois, par le train dederrière, de façon à ne pas perdre un instant de vue Marchenoirqu’il fixait de ses yeux d’avare défiant, particuliers à cette racede félins et qui lui ont valu, en grande partie, son exceptionnelleréputation de cruauté.

Enfin, sur un regard plus appuyé du dompteur, il se retourna ets’étendit de son long, adossé au pied de la grille. Alors, àl’inexprimable terreur de Clotilde, qui n’eut pas même la force depousser un cri, Marchenoir, penché sur la mobile barrière, passa lamain sur le dos de la bête formidable qui s’étira voluptueusementsous la caresse, en exhalant un rauquement prolongé dont frémirenttoutes les parois.

– Vous le voyez, Mademoiselle, dit-il après avoir accomplicette politesse, on calomnie beaucoup ces créatures admirables, quej’excuserais, pourtant, d’être enragées de leur ignoble prison.Pensez-vous que ce pauvre tigre soit si effrayant ? Il étaitdans sa belle forêt de l’Inde, il y a quelques mois à peine, etmaintenant, il meurt de froid et de chagrin sous les yeux de lacanaille. C’est pour cela que nous nous aimons. Quelque chosel’avertit, sans doute, que je ne suis pas moins triste et moinsexilé que lui-même. Mais nous avons encore d’autres affinités. Lenom diffamé de sa race correspond à celui de Caïn, dont vous mesavez accoutré, et mon autre nom de Joseph n’implique-t-il pas labelle robe rayée du patriarche enfant dont vous voyez que ce captifest revêtu ? Je ne saurais vous dire à quel point je me senssolidaire de la plupart des animaux qui sont ici et qui mesemblent, en vérité, bien plus près de moi que beaucoup d’hommes.Il n’y en a pas un seul, je crois, dont je ne puisse dire qu’il m’asecouru dans la détresse du cœur ou dans la détresse de l’esprit.On ne remarque pas que les bêtes sont aussi mystérieuses quel’homme et on ignore profondément que leur histoire estune Écriture en images, où réside le Secretdivin. Mais aucun génie ne s’est encore présenté, depuis six milleans, pour déchiffrer l’alphabet symbolique de la Création…

Cet étrange Marchenoir ayant été fort décrit dans un autrelivre[1], il serait oiseux de réitérer ici sapeinture. Mais l’ignorante Clotilde, qui le voyait et l’entendaitpour la première fois, s’étonna d’un homme qui avait l’air deparler du fond d’un volcan et qui naturalisait l’Infini dans lesconversations les plus ordinaires.

L’instruction très primaire de la jeune femme, et surtoutl’horrible dénûment intellectuel de son entourage, l’avaient peupréparée aux incartades souvent inouïes de ce contemplateurnostalgique, de qui certaines aperceptions enarrière étaient quelque chose de déconcertant.

Néanmoins, la droiture de sa raison l’avertissait d’une présenceintellectuelle qu’il ne fallait pas mépriser. Instinctivement, elledevinait là de la profondeur et de la grandeur et, bien qu’elle eûtà peine compris, elle sentit tout à coup la joie d’une pauvressemorfondue qui s’appuierait, sans le savoir, au mur d’un fourseigneurial où cuirait le pain des mendiants.

– La Création ! dit-elle. Je sais que l’esprit humainne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme nepouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant demystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage.Voici, par exemple, une belle créature, innocente, malgré saférocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-ilqu’elle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoiles animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter lesbêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cetteinjustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, commenous, leur châtiment.

– Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavantoù est la limite de l’homme. Les zoologistes quifont leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraientexactement les particularités naturelles qui distinguent de toutesles espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient quec’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mainset de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Maiscela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre estprisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne,c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universellerépartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, nefût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donnél’empire des bêtes. Savez-vous qu’à son tour Adam a donné un nom àchacune d’elles et qu’ainsi les bêtes ont été créées à l’image desa raison, comme lui-même avait été formé à la ressemblance deDieu ? car le nom d’un être, c’est cet être même. Notrepremier ancêtre, en nommant les bêtes, les a faites siennes, d’unemanière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties commeun empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousuesà lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant àson destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nousentourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est septfois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même placeoù tombait l’homme. On a dit que les bêtes s’étaient révoltéescontre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contreDieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sontténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cagehumaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais, captifs ounon, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leurmisérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, àcause de lui et par conséquentpour lui. Même àdistance, ils subissent l’invincible loi et se dévorent entre eux,– comme nous-mêmes, – dans les solitudes, sous prétexte qu’ils sontcarnassiers. La masse énorme de leurs souffrances fait partie denotre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l’hommejusqu’à la dernière des brutes, la Douleur universelle est uneidentique propitiation.

– Si je vous comprends, Monsieur Marchenoir, dit Clotildeen hésitant, les souffrances des bêtes sont justes et voulues parDieu qui les aurait condamnées à porter une très lourde partie denotre fardeau. Comment cela se peut-il puisqu’elles meurent sansespérance ?

– Pourquoi donc, alors, existeraient-elles et commentpourrions-nous dire qu’elles souffrent, si elles ne souffraientpas en nous ? Nous ne savons rien, Mademoiselle,absolument rien, sinon que les créatures, déraisonnables ou sages,ne peuvent souffrir en dehors de la volonté de Dieu et, parconséquent, de sa Justice… Avez-vous observé que la bête souffranteest ordinairement le reflet de l’homme souffrant qu’elleaccompagne ? En quelque lieu de la terre que ce soit, on esttoujours sûr de rencontrer un esclave triste suivi d’un animaldésolé. L’angélique chien du Pauvre, par exemple, dont les guitaresde la romance ont tant abusé, ne vous semble-t-il pas unereprésentation de son âme, une perspective douloureuse de sespensées, quelque chose enfin comme le mirage extérieur de laconscience de ce malheureux ? Quand nous voyons une bêtesouffrir, la pitié que nous éprouvons n’est vive que parce qu’elleatteint en nous le pressentiment de la Délivrance. Nous croyonssentir, comme vous le disiez à l’instant, que cette créaturesouffre sans l’avoir mérité, sans compensation d’aucune sorte,puisqu’elle ne peut espérer d’autre bien que la vie présente etqu’alors c’est une effroyable injustice. Il faut donc bien qu’ellesouffre pour nous, les Immortels, si nous ne voulonspas que Dieu soit absurde. C’est Lui qui donne la Douleur, parcequ’il n’y a que Lui qui puisse donner quelque chose, et la Douleurest si sainte qu’elle idéalise ou magnifie les plus misérablesêtres ! Mais nous sommes si légers et si durs que nous avonsbesoin des plus terribles remontrances de l’infortune pour nous enapercevoir. Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui estcapable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable àlui seul de soixante siècles d’angoisses, et que sa désobéissance adétruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par sonarrogance d’animal divin. Encore une fois, ne serait-il pas bienétrange que la patience éternelle de ces innocents n’eût pas étécalculée par une infaillible Sagesse, en vue de contrepeser, dansles plus secrètes balances du Seigneur, l’inquiétude barbare del’humanité ?

La voix de cet avocat des tigres était devenue vibrante etsuperbe. Les bêtes féroces le regardaient curieusement de tous lespoints de la galerie sombre et le vieil ours canadien lui-mêmeparut attentif.

Clotilde, profondément étonnée, laissait aller toute son âme àcette parole qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu.Elle écoutait des pieds à la tête, incapable d’une objection,configurant, comme elle pouvait, sa pensée à la pensée de cepathétique démonstrateur.

À la fin, pourtant, elle se hasarda :

– Il me semble, Monsieur, que vous devez être assezrarement compris, car vos paroles vont plus loin que les idéesordinaires. Les choses que vous dites paraissent venir d’un mondeétranger que ne connaîtrait personne. J’ai donc beaucoup de peine àvous suivre et, je l’avoue, le point essentiel est toujours obscurpour moi. Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée del’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit. Vous ajoutezqu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pourelles-mêmes, puisqu’elles n’ont pu désobéir, elles souffrentnécessairement à cause de nous et pour nous.Cela, je le comprends moins. Cependant, je peux encore l’admettrecomme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison.J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, aunom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être quisouffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pasune compensation ?

– En un mot, vous voudriez savoir quelle est leurrécompense ou leur salaire. Si je le savais pour vous l’apprendre,je serais Dieu, Mademoiselle, car je saurais alors ce que lesanimaux sont en eux-mêmes et non plus,seulement, par rapport à l’homme. N’avez-vous pas remarqué que nousne pouvons apercevoir les êtres ou les choses que dans leursrapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leurfond et dans leur essence ? Il n’y a pas sur terre un seulhomme ayant le droit de prononcer, en toute assurance, qu’une formediscernable est indélébile et porte en soi le caractère del’éternité. Nous sommes des « dormants », selon la Parolesainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « uneénigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce« gémissant univers » que lorsque toutes les chosescachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de lapromesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. Jusque-là, il fautaccepter, avec une ignorance de brebis, le spectacle universel desimmolations, en se disant que si la douleur n’était pas enveloppéede mystère, elle n’aurait ni force ni beauté pour le recrutementdes martyrs et ne mériterait même pas d’être endurée par lesanimaux.

À ce propos, j’aimerais à vous dire une singulière histoire, unebien singulière et bien triste histoire… Mais j’aperçois Gacougnolqui nous fait des signes. S’il veut m’honorer de la même attentionque vous, je pense qu’il me sera profitable à moi-même de laraconter.

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