La Femme pauvre

X

Cinq minutes plus tard, on était dans la rue et Gacougnol hélaitun fiacre.

– Au Bon Bazar cria-t-il, etvivement.

Puis, ayant fait monter Clotilde, il se laissa tomber à côtéd’elle et continua de parler avec abondance pendant que roulait lavoiture.

Avant tout, ma chère enfant, vous allez me promettre de melaisser faire tranquillement ce qui me plaira. Je suis un animalqu’il ne faut pas contrarier. Vous êtes venue chez moi pour vousmettre à mes ordres, je suppose. Par conséquent, vous devez m’obéirbien gentiment. Vous comprenez que je ne peux pas vous emmener dansce costume… Nous allons donc passer par cette halle qui est surnotre chemin et vous ferez un peu de toilette. Oh ! soyeztranquille, ce n’est pas un cadeau. Je n’ai pas le droit de vous enfaire. C’est tout simplement un petit acompte sur nos séances…D’abord, vous savez, moi, je n’aime pas les pauvres, je ne peux pasles sentir, j’ai l’inspiration trop décorative et je ne pourraisrien faire avec un modèle de tête qui ne serait pas vêtuconvenablement… Puis, nous déjeunerons quelque part. Je crève defaim et vous aussi, peut-être. Nous tâcherons de ne pas nousembêter… Ah ! par exemple, vous seriez aimable de ne pas voushabiller pendant deux heures. Je suis sorti pour voir des animauxdistingués et je voudrais bien ne pas arriver trop tard. J’aibesoin d’une masse de croquis…

Clotilde eût été fort embarrassée s’il avait fallu répondre.Gacougnol débobinait sa palabre la plus active et se parlaitsurtout à lui-même. La malheureuse était, d’ailleurs, peu capablede former une idée quelconque. Elle se croyait en plein rêve etn’avait pas trouvé un seul mot depuis que ce diable d’hommes’emparait, en claironnant comme un chef barbare, de sa flexiblevolonté.

Naïvement, elle obéissait, suivant l’instinct desêtres profonds. Son âme supérieure lui disait d’accueillir cetteaubaine incroyable, avec la même douceur qu’elle eût accepté lesavanies.

Semblable à tous les souffrants qui croient surprendre unsourire à la bouche de bronze de leur destin, elle s’abandonnaitdélicieusement à l’illusion d’avoir obtenu sa grâce.

Et puis, cette pensée qu’elle allait enfin être habillée, lasuffoquait, l’étranglait, lui serrait le cœur. Sortir une bonnefois de ces affreuses guenilles que les mendiantes auraientméprisées ! Ne plus sentir sur elle cette robe infâme qui lasalissait, qui la flétrissait, dont le voisinage aurait fait mourirles fleurs ! – robe de tristesse et d’ignominie que sonmisérable amant lui avait donnée autrefois et qu’elle portait,uniquement parce qu’il n’avait jamais été possible de laremplacer.

Oh ! cette robe d’un rouge vomi de mastroquet endéconfiture, délavée par les pluies de vingt saisons, mangée partous les soleils, calcinée par toutes les fanges, effiloquéejusqu’à l’extinction du tissu et ravaudée, semblait-il, par lacouturière des balafres ou des autopsies !… En êtredébarrassée, délivrée, ne plus la voir, la jeter, en fuyant, dansquelque ruisseau où les ramasseurs d’ordures ladédaigneraient !…

Était-ce possible qu’il y eut des hommes si généreux !Certes, oui, qu’elle allait poser de bon cœur, tant qu’on voudrait,et ce ne serait pas sa faute, à elle, si cet artiste ne faisait pasun chef-d’œuvre, car elle poserait comme personne, assurément,n’avait jamais pu poser ! Elle serait de pierre sous sonregard.

Oui, sans doute… mais les bottines, il lui en faudrait aussi,car elle en était à marcher dans des chaussons !… Et du linge,donc ! Comment s’en passer, puisqu’elle était complètement nuesous ses loques ? Et un corset ! et un châle ! et unchapeau ! Tout cela est nécessaire à une femme pour être vêtue« convenablement », comme il avait dit… Quelledépense ! mais il avait de l’argent, pour sûr, beaucoupd’argent, et il ne voudrait pas faire les choses à moitié.

– Mon Dieu ! dire pourtant que je serai comme cela,tout à l’heure, pensait-elle, en regardant les petites bourgeoisesqui trottaient dans la rue du Bac. Je crois que je vais devenirfolle.

Il lui semblait que, pour rien au monde, elle n’aurait consentià parler, de peur de laisser échapper quelque chose de sa joie.

Gacougnol, désespérant d’obtenir l’attention de sa compagne,avait cessé de monologuer à haute voix. La main dans sa barbecopieuse, il la considérait en souriant.

– Pauvre créature ! se disait-il, je suis Dieu pourelle, en ce moment, Dieu le Père ! Si le bonheur avait despropriétés lumineuses, notre sapin serait le char du prophète Élie,car elle transsude la jubilation. Faut-il qu’elle en ait eu de lamisère, celle-là, pour qu’il soit si facile de lui procurerl’extase !… Je savais bien, moi, que j’allais faire sortir lafemme de ma petite sainte de tantôt ! Ce miracle-là va mecoûter dans les cinq ou six louis, tout au plus. Il les vaut, mafoi !… C’est drôle, tout de même, la puissance del’argent !… Cependant, mon vieux, ne t’emballe pas trop surcette idée. Évidemment ma pauvresse n’est pas la première venue.C’est une chrysalide joyeuse de se transformer. Où donc est lemal ? Elle obéit à sa nature. Eh ! bien, après ?Pourquoi sa figure mentirait-elle ? Jamais une farceuse, mêmeen espérance, ne pourrait se réjouir avec un pareil abandon. Ellene manquerait pas de me faire sentir que ça lui est dû etm’offrirait, pour me gratifier de mon zèle, une très belle gueuleen mastic où sa dignité serait empreinte. L’enfantillage de cettegrande fille me ravit au contraire, et c’est bien possible, aprèstout, qu’elle ait un cœur adorable. « Plus une femme estsainte, me disait une fois Marchenoir, et plus elle estfemme. » Il doit avoir raison, comme toujours. Celle-là n’estpeut-être pas tout à fait une sainte et, certainement, elle n’estpas neuve. Elle se sera fait prendre et lâcher salement par quelqueCapétien de la pommade ou quelque fugace trouvère du petit négoce.Éternelle histoire de ces lamentables toquées ! Mais il sepeut que le colimaçon ait glissé sur elle sans laisser la nacremalpropre de son souvenir. D’ailleurs, je m’amuserai à la faireparler en déjeunant et je verrai bien la couleur de sespensées.

Comme il en était là de ses propres réflexions, la voitures’arrêta devant la porte monumentale du Temple de notre vraiefoi.

– Ah ! mon enfant, reprit-il aussitôt d’une voix trèsdistincte, nous sommes arrivés, descendez la première etdépêchons-nous, s’il vous plaît !

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