La Femme pauvre

XXV

Clotilde a aujourd’hui quarante-huit ans, et ne paraît pas avoirmoins d’un siècle. Mais elle est plus belle qu’autrefois, etressemble à une colonne de prières, la dernière colonne d’un templeruiné par les cataclysmes.

Ses cheveux sont devenus entièrement blancs. Ses yeux, brûléspar les larmes qui ont raviné son visage, sont presque éteints.Cependant elle n’a rien perdu de sa force.

On ne la voit presque jamais assise. Toujours en chemin d’uneéglise à l’autre, ou d’un cimetière à un cimetière, elle nes’arrête que pour se mettre à genoux et on dirait qu’elle neconnaît pas d’autre posture.

Coiffée seulement de la capuce d’un grand manteau noir qui vajusqu’à terre, et ses invisibles pieds nus dans des sandales,soutenue depuis dix ans par une énergie beaucoup plus qu’humaine,il n’y a ni froid ni tempête qui soit capable de lui faire peur.Son domicile est celui de la pluie qui tombe.

Elle ne demande pas l’aumône. Elle se borne à prendre avec unsourire très doux ce qu’on lui offre et le donne en secret à desmalheureux.

Quand elle rencontre un enfant, elle s’agenouille devant lui,comme faisait le grand Cardinal de Bérulle, et trace avec la petitemain pure un signe de croix sur son front.

Les chrétiens confortables et bien vêtus qu’incommode leSurnaturel et qui ont dit à la Sagesse « Tu es ma sœur »,la jugent dérangée d’esprit, mais on est respectueux pour elle dansle menu peuple et quelques pauvresses d’église la croient unesainte.

Silencieuse comme les espaces du ciel, elle a l’air, quand elleparle, de revenir d’un monde bienheureux situé dans un universinconnu. Cela se sent à sa voix lointaine que l’âge a rendue plusgrave sans en altérer la suavité, et cela se sent mieux encore àses paroles mêmes.

– Tout ce qui arrive est adorable, dit-elleordinairement, de l’air extatique d’une créature mille fois combléequi ne trouverait que cette formule pour tous les mouvements de soncœur ou de sa pensée, fût-ce à l’occasion d’une peste universelle,fût-ce au moment d’être dévorée par des animaux féroces.

Bien qu’on sache qu’elle est une vagabonde, les gens de police,étonnés eux-mêmes de son ascendant, n’ont jamais cherché àl’inquiéter.

Après la mort de Léopold dont le corps ne put être retrouvéparmi les anonymes et épouvantables décombres, Clotilde avait tenuà se conformer à celui des Préceptes évangéliques dontl’observation rigoureuse est jugée plus intolérable que le supplicemême du feu. Elle avait vendu tout ce qu’elle possédait, en avaitdonné le prix aux plus pauvres et, du jour au lendemain, étaitdevenue une mendiante.

Ce que durent être les premières années de cette existencenouvelle, Dieu le sait ! On a raconté d’elle des merveillesqui ressemblent à celles des Saints, mais ce qui paraît tout à faitprobable, c’est que la grâce lui fut accordée de n’avoir jamaisbesoin de repos.

– Vous devez être bien malheureuse, ma pauvre femme, luidisait un prêtre qui l’avait vue tout en larmes devant le SaintSacrement exposé, et qui par chance, était un vrai prêtre.

– Je suis parfaitement heureuse, répondit-elle. On n’entrepas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on yentre aujourd’hui, quand on est pauvre et crucifié.

– HODIE mecum eris in paradiso, murmura le prêtre,qui s’en alla bouleversé d’amour.

À force de souffrir, cette chrétienne vivante et forte a devinéqu’il n’y a, surtout pour la femme, qu’un moyen d’être en contactavec Dieu et que ce moyen, tout à fait unique, c’est la Pauvreté.Non pas cette pauvreté facile, intéressanteet complice, qui fait l’aumône à l’hypocrisie dumonde, mais la pauvreté difficile, révoltante et scandaleuse, qu’ilfaut secourir sans aucun espoir de gloire et qui n’a rien à donneren échange.

Elle a même compris, et cela n’est pas très loin du sublime, quela Femme n’existe vraiment qu’à la condition d’être sans pain, sansgîte, sans amis, sans époux et sans enfants, et que c’est commecela seulement qu’elle peut forcer à descendre son Sauveur.

Depuis la mort de son mari, la pauvresse de bonne volonté estdevenue encore plus la femme de cet homme extraordinaire qui donnasa vie pour la Justice. Parfaitement douce et parfaitementimplacable.

Affiliée à toutes les misères, elle a pu voir en pleinl’homicide horreur de la prétendue charité publique, et sacontinuelle prière est une torche secouée contre les puissants…

Lazare Druide est le seul témoin de son passé qui la voit encorequelquefois. C’est l’unique lien qu’elle n’ait pas rompu. Lepeintre d’Andronic est trop haut pour avoir pu êtrevisité de la fortune dont la pratique séculaire est de fairetourner sa roue dans les ordures. C’est ce qui permet à Clotilded’aller chez lui, sans exposer à la boue d’un luxe mondain sesguenilles de vagabonde et de « pèlerine du SaintTombeau ».

De loin en loin, elle vient jeter dans l’âme du profond artisteun peu de sa paix, de sa grandeur mystérieuse, puis elle retourne àsa solitude immense, au milieu des rues pleines de peuple.

– Il n’y a qu’une tristesse, lui a-t-elle dit, ladernière fois, c’est de N’ÊTRE PAS DES SAINTS…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer