La Femme pauvre

XXI

Malheur à l’homme qui a des pensées divines et qui se souvientde la Gloire dans le tabernacle des pourceaux ! dit, un soir,Druide, revenu d’un pays lointain et qui résumait ainsi toute uneintérieure lamentation, à propos de Marchenoir et de ses hôtes quivenaient de lui raconter leurs aventures.

– Assurément, dit Léopold, après notre cher Caïn, tel estle cas de L’Isle-de-France dont nous n’entendons plus parler depuislongtemps. Qu’est-il devenu ?

Un flot de peines et de colères passa sur le livre ouvert duvisage de ce bon Lazare.

– Ce qu’il est devenu ! Ah ! mes amis, on estheureux de croire à une justice qui n’est pas des hommes ! Jedis cela pour chacun de nous. Mais ce pauvre Bohémond ! envérité, c’est par trop épouvantable ! Comment ! vous nesavez donc rien ! Ah ! c’est vrai, pardon. J’oubliaisdéjà que vous sortez à peine du gouffre. Eh bien !voici : il meurt doucement dans les bras de Folantin…

Folantin ! ce peintre de plomb, ce grisailleur foireux, ceplagiaire du néant, ce bourgeois envieux et ricaneur qui pensepeut-être que l’Himalaya est une idée basse, vous ne savez pas cequ’il a fait ? C’est bien simple. Il s’est rendu adjudicatairedes derniers jours du poète, le client unique de son agonie. Nul nepeut le voir sans son ordre ou sa permission. J’entends, nul deceux qui seraient capables de l’avertir… Je sais bien que ce que jevous dis là est difficile à croire. Mais ce n’est, hélas ! quetrop vrai, et vous voyez en moi l’une des victimes les plusstupéfiantes et les plus stupéfiées de ce système d’exclusion detous ceux qui ont véritablement aimé L’Isle-de-France. Depuis deuxjours que je suis à Paris, j’ai bien fait une dizaine de tentativesà l’hôpital des frères Saint-Jean-de-Dieu, son dernier domicile,vraisemblablement, jusqu’à l’heure où on le portera au cimetière.Obstacles invincibles, portes infranchissables ! C’est toutjuste si mes cris d’indignation ne m’ont pas fait jeter dans larue.

– Mais, mon cher Lazare, interrompit Léopold, êtes-vousdans votre bon sens ? On ne confisque pas ainsi les personnes.La séquestration illégale ! dans un lieupublic ! ! ! Voyons, mon ami, un peu de lumière.

– Patience ! vous allez voir clair, à moins cependantque les larmes ne vous aveuglent. L’Isle-de-France est un séquestrévolontaire, un séquestré par persuasion. Oh ! cela remonte àplusieurs mois. La dernière fois que nous le vîmes ensemble, un peuavant mon départ, vous vous en souvenez, il se sentait déjàgravement atteint. Ce dut être environ le temps où le Folantin semanifesta. Ses tableaux ont beau être exécrables, sa conquête deL’Isle-de-France est un chef-d’œuvre, décidément.

Vous savez si notre ami le méprisait, l’abhorrait. Certains motsde lui sur ce vitrier sont à faire peur. On n’imaginera jamais deuxêtres aussi contraires, aussi parfaitement antipathiques l’un àl’autre. Mais que voulez-vous ? Bohémond, quoi qu’on ait pudire, est surtout un sentimental. N’ayant pas, comme Marchenoir oucomme vous, Léopold, une règle rigide, un credo que n’ont pu faireplier les siècles, faussé par l’hégélianisme et saccagé par lescuriosités les plus dangereuses, parfois incroyablement privéd’équilibre, on l’a toujours vu sans résistance contre toutindividu assez habile pour se prévaloir hypocritement d’un serviceréel ou d’un acte de bonté feinte.

– L’esquisse est ferme, dit Léopold. Il m’a semblé pourtantqu’il y avait en lui un railleur d’une rare vigilance qu’il nedevait pas être aisé de surprendre.

– D’accord, mais je crois que, vers la fin, cette facultés’est émoussée. Quel que soit son mal, il meurt surtout delassitude. Il était vraiment trop peu fait pour les négoces de cemonde, et la misère, contre laquelle il fut toujours désarmé,l’avait aux trois quarts détruit. Rappelez-vous ses inconcevablesabsences, l’impossibilité de fixer son attention quand il parlait àses fantômes, la seule réalité pour lui. Je n’ai connu queMarchenoir qui pût, quelquefois, dompter, un instant, sa chimère,et encore !

Puis, faites-y bien attention, Folantin est un dénicheur demerles très subtil qui sut arriver au bon moment. Il s’emparad’abord d’un pauvre garçon très dévoué à L’Isle-de-France et qui levoyait sans cesse. Celui-là, criminel sans le savoir, mit une siniaise persévérance à lui vanter les qualités d’âme du peinturier,tout en faisant le meilleur marché possible de ses ridicules ou deses infirmités d’esprit, que Bohémond finit par craindre de s’êtretrompé sur le personnage et consentit à le bienvenir. Folantin, quin’est pas avare, sut déployer un tact infini pour lui faireaccepter des services d’argent, dont il savait que le besoin étaitfort pressant, n’attendant pas que le malheureux rêveur avouât outrahit son embarras, dépassant même le désir secret de ce pauvre,avec une bonhomie, une rondeur parfaites. Le moyen étaitinfaillible et réussit au delà de toute espérance.

Bref, abusant de la double détresse, physique et intellectuelle,de sa victime dont il paraissait être le bienfaiteur, il parvint –à l’instar d’une maîtresse basse et jalouse, – à éloigner tous lesamis anciens, quoi qu’ils pussent faire, et réussit, Dieu sait parquelles pratiques de mensonges et de perfidies ! à lui eninspirer l’horreur. C’est par la volonté formelle de Bohémond queje n’ai pu arriver jusqu’à lui.

Or, cela n’est rien ou presque rien. Écoutez la suite.

Vous pensez bien, n’est-ce pas ? que je n’ai pas dûaccepter facilement la consigne. Pour tout dire, j’ai tenté depénétrer de force. C’est alors qu’on a fait donner la garde. À monépouvante inexprimable, j’ai vu se dresser une abominablesouillasse qui m’a déclaré n’être pas une moindre personne que lacomtesse de L’Isle-de-France, épouse légitime et inextremis du moribond, dont elle rinça dix ans le pot dechambre et qui, naguère, dans un soir d’ivresse ou de folie, luiavait fait un enfant.

N’ayant déjà presque plus de forces et parfaitement isolé detous ceux qui eussent pu penser à sa place, il avait fini par céderaux obsessions pieuses de Folantin qui ne luilaissa pas entrevoir d’autre moyen de légitimer ce fils, qu’il luieût été si facile de reconnaître sans prostituerson Nom à la mère. J’ai pu comprendre que l’aumônier de l’hôpital,religieux d’une bonne foi indiscutable, mais qui fut, en cetteoccasion, admirablement roulé, se chargea lui-même d’emporter lesrésistances dernières. J’ai donc pris la fuite et me voici, noyé dechagrin, suffoqué par le dégoût.

Un silence lourd suivit ce récit.

À la fin, Clotilde murmura, comme se parlant àelle-même :

– Rien n’arrive en ce monde que Dieu ne le veuille ou ne lepermette, pour sa Gloire. Nous sommes donc forcés de penser quecette chose laide est en vue de quelque résultat inconnu etcertainement adorable. Qui sait si le passage terrible de la mortne sera pas rendu facile à ce pauvre homme par cette immolationpréalable de ce qui était le principe de sa vie terrestre ?Mais les menteurs se trompent eux-mêmes. Je ne serais pas étonnéeque M. Folantin crût avoir fait une action louable…

Hercule Joly, présent et silencieux jusque-là, intervintalors.

– Monsieur Druide, je suis parfaitement étranger au mondedes artistes et j’ignore tout de leurs passions ou de leurs mœurs.Voulez-vous me permettre une question ? Quel a pu être lemobile de ce monsieur Folantin, et quel a pu être son intérêt àdésoler ainsi l’agonie de M. de L’Isle-de-France ?Il est inconcevable qu’il ait voulu jouer gratuitement le rôle d’unde ces démons dont c’est l’emploi de désespérer les mourants.

Brusquement, Léopold se leva.

– C’est moi, dit-il, qui vais vous répondre, à laMarchenoir, si je le peux. Vous êtes un chrétien, monsieur Joly et,je le crois, un homme de prière. Je n’ai donc pas à vous apprendrela définition sublime du catéchisme : « L’Envie estune tristesse du bien d’autrui et une joie du mal qui luiarrive ». Nos psychologues peuvent déposer leurs analysesle long de ce mur, ils n’entameront pas le granit et le bronzed’une pareille démarcation.

Il y a quelques années, je me présentai un jour chez Folantin,qui n’était pas encore le personnage radieux qu’il est devenu. Àmon arrivée, il achevait la lecture d’un journal qu’il jeta sur latable, comme s’il se débarrassait d’une couleuvre, avec cet aird’ennui suprême et ce sourire à donner des engelures que vous luiconnaissez, mon cher Lazare. Voici, en propres termes, ce qu’ilcrut devoir me dire : – Quand une de ces feuilles me tombesous la main, je vais tout de suite à l’article nécrologiqueet si je n’y trouve pas le nom de quelqu’un de mes amis,j’avoue que je suis très désappointé.

Depuis, je n’ai pu le voir ni entendre prononcer son nom sans merappeler ce mot, bien plus spirituel qu’il ne lecroyait lui-même, car son âme en fut éclairée pour moi dans sesprofondeurs immortelles, et je la vis en plein, son âme affreuse,telle qu’elle sera, sous des « cieux nouveaux », dans dixmille siècles !

Il est fort possible, comme vient de le dire ma femme, qu’il aitcru faire, dans le cas de Bohémond, une chose héroïque. Il s’estdonné certainement beaucoup de mal, et son désintéressement absolun’est pas douteux. Le vrai envieux est le plus désintéressé,quelquefois même le plus prodigue des hommes. Il n’y a pas dedivinité aussi exigeante que l’Idole blême.

L’Isle-de-France est, sans doute, celui de tous lescontemporains qui a dû le plus lui crever le cœur. Les disparatessignalées, il y a quelques instants, par Druide, étaient, entreeux, infinies. Le très haut poète qui va mourir, qui meurtpeut-être à cette minute, paraissait avoir reçu tous les dons, labeauté, le génie, la noblesse, l’absolu courage, la sympathieexpansive et toute-puissante. Ses facultés imaginatives et lyriquesen activité permanente, et qui faisaient penser à ces feux errantsdu Livre Saint, mais surtout la promptitude archangélique de sesépigrammes, qui ne s’en souvient ? On peut à peine se figurercombien toutes ces choses déchirèrent un homme profondémentdisgracié, que les circonstances mettaient très souvent en face deson lumineux repoussoir.

Il s’est vengé hideusement, ainsi qu’il lui convenait de lefaire, et je crois, en effet, qu’il a dû déployer une habileté, unepersévérance de démon. Le résultat en valait la peine. Songezdonc ! Amener ce cygne noir que fut Bohémond, ce dernierreprésentant d’une race fière, d’une lignée quasi-royale, à donner– fût-ce dans le crépuscule de l’agonie, – à une tireuse de cartesde lavoir, son Nom magnifique ! Le contraindre à finir commeun libertin gâteux subjugué par sa cuisinière ! Quellerevanche !

… Vous verrez, mon bon Lazare, que nous ne pourrons même pasassister à son enterrement. Sans vous, je n’aurais même pas su quele pauvre garçon était mourant. En supposant qu’on daignât nousaviser officiellement de la cérémonie funèbre, ce qui est au moinsimprobable, il nous faudra, n’est-ce pas ? défiler à la façondes Sarmates vaincus, dans le cortège du triomphateur, marcher dansles larmes de la douairière, entendre, en crevant de honte et derage, les discours humides où il sera parlé de « l’ami de ladernière heure ». Non, vraiment, j’aimerais mieux, dussé-je mecondamner à la famine, payer d’humbles messes, pendant tout unmois, dans notre église solitaire !…

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