La Femme pauvre

XIV

Voilà donc leur vie changée. Il n’y a plus de cauchemar, plus depeste, plus de vermine. On est sorti du nuage de plâtre. Mais cequi reste est bien assez pour qu’on y succombe.

Tout à l’heure, au moment où les rattrapait ce trop véridiquerécit et lorsque Clotilde, attendant son cher mari, pleurait surles pieds du grand crucifix, l’unique objet de quelque valeur quileur restât, la douce créature avait sans doute revu, dansl’irradiation torrentielle et synoptique de la pensée, ce qui vientd’être raconté en tant de mots. Elle l’avait même revu, c’étaitbien certain, d’une manière plus poignante, plus détaillée.

Cette amertume, cependant, aurait pu ne pas être sans douceur,si la condition présente avait été moins dure et le très prochainavenir moins effrayant. Au contraire, toutes les menaces étaientsur eux. La vue de Léopold s’affaiblissait de jour en jour, et lesphinx de la subsistance quotidienne se faisait indevinable de plusen plus.

Sur le conseil d’un éditeur qui lui faisait de chiches avances,il venait d’entreprendre une divulgation littéraire de sonmystérieux et tragique pèlerinage au Centre africain.Raisonnablement on pouvait espérer le succès de la tentative, maisquelle besogne pour un malheureux qui n’avait jamaisécrit !

Son étonnante femme l’aidait de toutes ses forces, de toutel’intuition de son âme, écrivant sous sa dictée, l’aidant à porter,à classer les matériaux ; lui faisant remarquer parfois delumineuses corrélations qui amplifiaient les épisodes jusqu’à leurdonner un sens d’humanité générale ; rectifiant, avec unespontanéité incroyable, la pensée par l’expression, et révélant aunarrateur la magnificence évocative de certaines images qu’il avaitlui-même conçues.

Autant qu’il était possible, ce fut, en une nouvelle manière,l’enluminure continuée pour Léopold qui ne cessait de bénir etd’admirer sa compagne. Malheureusement, ce travail d’érection d’unepyramide par deux enfants n’avançait qu’avec une extrême lenteur.Trop souvent aussi il fallait tout lâcher pour se mettre à larecherche d’un morceau de pain.

Ils songèrent à consulter Marchenoir, qui ne se montrait plusdepuis quelque temps. Ils venaient même de lui écrire, lorsqueDruide éperdu vint leur annoncer sa mort…

Ce fut une catastrophe énorme, une désolation qui les écrasa. Etquelle pitié sur cette mort ! Quelle pitié !

Seul, dénué de tout, n’ayant pas même obtenu un prêtre, cechrétien des catacombes n’avait pu compter que sur un miracle pourêtre fortifié au dernier instant.

On n’avait pas été averti du danger et tout le monde arriva troptard. Il n’y eut personne pour recueillir les dernières paroles decelui qui avait si grandement parlé toute sa vie, et que les hommesrefusèrent si obstinément d’écouter !

Assassiné par la plus féroce misère, il eut son repos dans lemême lieu que l’enfant de Léopold qui ne l’avait précédé que dequelques mois, et les deux sépultures très humbles furent peuéloignées l’une de l’autre. Le rude sommeil des gisants ne fut pastroublé par le bruit des pas de ceux qui convoyèrent le nouveaudormeur. Oh ! non, une mouche les eût comptés, mais ilspleurèrent véritablement.

La pitié haute et surnaturelle, qui assume le remords desimplacables, paraît être la transfixion la plus douloureuse. Unedemi-douzaine de navrés, qui ne parlaient pas, sentit en ce jour, àune profondeur extraordinaire, que la seule excuse de vivre c’estd’attendre la « Résurrection des morts », comme il estchanté au Symbole, et que c’est une vanité terrible de s’agiter« sous le soleil ».

Où trouver une intellectualité plus dévorante, plusformidablement pondérée, plus capable de broyer et d’arrondir tousles angles de la table de Pythagore, mieux faite pour vaincre cequi paraît invincible, que le lamentable qu’on portait enterre ?

La force qu’on pouvait croire plus que suffisante pour dompterles monstres de la Sottise ou les cétacés pervers s’était épuiséecontre des sacs d’excréments, contre des gabions de tripeshumaines !

Réduit à vivre hors du monde, il y avait vécu comme les Turcshors de Byzance, menace permanente et effroyable pour une sociétéen putréfaction.

Mais voilà qu’on en était enfin délivré ! Quelle joie pourles vendus, pour les vendeurs, pour les capitulards de toutes lesforteresses de la conscience, pour « les chiens qui remangentce qu’ils ont vomi et les truies lavées qui se replongent aussitôtdans les immondices », pour les hongres ou les chameauxemployés au déménagement d’un peuple, qui fait descendre, avecprécaution, ses lois et ses mœurs par l’escalier en colimaçon del’Abîme !

On allait, sans doute, illuminer. Pourquoi donc pas ? Danstous les cas, il pouvait compter sur une bellepresse, pour la première et dernière fois, l’écrivain hardique le lâche silence de tous, à commencer par les plus fiers, avaitétouffé ! La racaille des feuilles publiques allait pouvoirs’accroupir sur lui. Rien à craindre désormais. Les sagittaires nelancent pas de flèches du fond des tombes et les glapissements dela réclame leur sont inutiles.

Léopold, ivre de douleur, se disait que c’était tout de mêmeprodigieux qu’il ne se fût jamais rencontré un seul homme parmiceux qui décernent le potin pour dénoncer aux crachats de lamultitude cette iniquité ! Pas un, c’était àconfondre !

Des trois ou quatre autour desquels flottait encore un semblantde quelque chose, aucun, fût-ce dans l’ivresse et pour soutenir unpari dément, n’avait crié :

– J’entends n’être pas complice d’une aussi salopeconspiration. Il me chaut très peu que tel ou tel bonze ait étérossé plus ou moins fraternellement par ce Caïn à qui nul ne peutreprocher une vilenie de plume, et qui est, sans contredit, l’undes grands écrivains français. Quelque prostitué que je sois, je mevomis, à la fin, de toujours entendre chuchoter qu’un magnanime quin’a pas vénéré nos lupanars doit être frappé dans le dos par desescarpes aux pieds de velours et des maquereaux tremblants !Je vais donc m’offrir l’héroïque fredaine de parler pour celui dontles paladins et les gladiateurs osent à peine murmurer le nom. Jerugirai même, s’il est en mon pouvoir de rugir, et il ne sera,sacrebleu ! pas dit que j’ai attendu que ce vaillant crevât demisère pour danser ostensiblement autour de son corps, avec lesPapous et les cannibales, enfin rassurés !…

Druide, qui gémissait dans les mêmes griffes que Léopold, serappela tout à coup – on ne sait comment viennent ces choses !– un poème de Victor Hugo qui l’avait émerveillé.

Un astronome annonce une comète colossale qui ne pourra êtrevue, avec d’excessives angoisses, que par une lointaine postérité.Le prophète, montré au doigt tel qu’un maniaque dangereux, meurtbientôt après dans l’ignominie. Pluie d’années sur sa tombe. Lepauvre homme n’est plus qu’un petit tas d’ossements émiettés dontpersonne ne se souvient. Son nom, gravé dans la pierre, a été rongéalternativement par les deux solstices. Les honnêtes gens qu’ilterrifia, et qui l’abattirent comme une rosse, jouissent maintenantd’une paix profonde, car ils sont eux-mêmes, pour la plupart,couchés dans le voisinage.

Mais l’heure est venue, la minute, la seconde calculée, il y asi longtemps, par cette poussière, et voici que l’immensités’illumine et qu’apparaît le monstre de feu, traînant dans le cielune chevelure de plusieurs milliards de lieues !…

Si l’homme est plus noble que l’univers, « parce qu’il saitqu’il meurt », l’analogie sidérale évoquée par le cerveau dupeintre grandiose de la populace de Byzance n’avait ici riend’extravagant.

Certaines œuvres de Marchenoir, lancées naguère dans les froidsespaces et que la scélératesse imbécile avait cru fourrer en mêmetemps que lui sous la terre, éclateraient certainement un jour, etpour plus d’un jour, sur les fronts épouvantés d’un siècle nouveau,à la manière d’une vaticination redoutable qui annoncerait la findes fins.

Seulement, alors, il ne serait plus en la puissance d’aucunmortel de consoler la victime, de serrer amicalement cette mainmangée, de verser l’électuaire de la bonté dans cette faméliquebouche d’or désormais absente, de donner le spectacle de lacompassion fraternelle à ces tristes yeux dont l’orbite même auraitdisparu.

« Ne pas rendre justice aux vivants écrivait Hello. On sedit : Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh !bien, la postérité lui rendra justice.

« Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soifpendant sa vie. Il n’aura ni faim ni soif, au moins de votre painet de votre vin, quand il sera mort.

« Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet hommesupérieur a besoin de vous, et que, quand il se sera envolé vers sapatrie, les choses que vous lui refusez aujourd’hui et que vous luiaccorderez alors lui seront inutiles désormais, à jamaisinutiles.

« Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faitespasser, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui !

« Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie,vous remettez sa gloire, à l’époque où il ne sera plus au milieu devous.

« Vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abride vos coups.

« Vous remettez la justice à l’époque où vous ne pourrezplus la rendre. Vous remettez la justice à l’époque où lui-même nepourra la recevoir de vos mains.

« Car il s’agit ici de la justice des hommes, et la justicedes hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour lechâtiment, à l’époque où vous la lui promettez.

« À l’époque où vous lui promettez la rémunération et lavengeance, les hommes ne pourront plus être pour le Grand Homme nirémunérateurs ni vengeurs.

« Et vous oubliez que celui-là, avant d’être un homme degénie, est d’abord et principalement un homme.

« Plus il est homme de génie, plus il est homme.

« En tant qu’homme, il est sujet à la souffrance. En tantqu’homme de génie il est, mille fois plus que les autres hommes,sujet à la souffrance…

« Et le fer dont sont armés vos petits bras fait desblessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que lavôtre, et vos coups redoublés sur ces blessures béantes ont descruautés exceptionnelles, et son sang, quand il coule, ne coule pascomme le sang d’un autre.

« Il coule avec des douleurs, des amertumes, desdéchirements, singuliers. Il se regarde couler, il se sent couler,et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous nesoupçonnez pas…

« Quand nous étudions ce crime, vis-à-vis du ciel et de laterre, nous sommes en face de l’incommensurable… »

ET EXPECTO RESURRECTIONEM MORTUORUM ! murmura Druide, levisage ruisselant de larmes ; oui, vraiment, il n’y a quecela.

Clotilde, se souvenant de sa première conversation avec l’amides tigres captifs, se demandait si les bêtes féroces ne seraientpas admises à témoigner pour leur avocat défunt contre la maliceaffreuse des hommes.

Telles étaient les pensées des uns et des autres, au bord de lafosse où ce fou de l’Isle-de-France, ayant voulu dire on ne saitquoi, fut étranglé par les sanglots.

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