La Femme pauvre

XXIII

Les histoires vraisemblables ne méritent plus d’être racontées.Le naturalisme les a décriées au point de faire naître, chez tousles intellectuels, un besoin famélique d’hallucinationlittéraire.

Nul ne contestera que Gacougnol est un artiste impossible etClotilde une jeune personne comme on n’en voit pas. La pédagogie etle platonisme réciproque de leurs façons outragent évidemment lapsychologie publique. Marchenoir, depuis longtemps présenté, n’ajamais paru très plausible et les gens qui vont survenir ne serontque très difficilement estimés probables. Un tel récit, parconséquent, s’offre de lui-même, au suffrage des réfractaires, demoins en moins clairsemés, qui réclament le droit de pâture horsdes limites assignées par les législateurs de la Fiction.

Au mépris des molécules passionnelles, rien ne présageaitencore, après deux mois, que le protecteur et la protégée dussententrer bientôt dans les bras l’un de l’autre et coucher bonnementensemble.

Si Gacougnol avait des projets, il n’en soufflait mot et n’yfaisait pas la moindre allusion. De son côté, Clotilde flottait àplusieurs millions de lieues du soleil de la convoitise, comme unepetite lune blanche heureuse de refléter innocemment un peu delumière.

La décisive épreuve du bonheur était, d’ailleurs, complètement àson avantage et ne changeait rien à ses manières de brebisrespectueuse. Indifférente à l’étonnement qu’elle excitait dans lapension, elle allait, chaque matin, passer une heure à l’église desTernes, demandant à Dieu de lui conserver, quelque temps encore, satoison et de la remplir de courage pour les tontes futures dontelle avait le pressentiment. Car elle ne pouvait croire que l’étatactuel pût être autre chose qu’une halte rafraîchissante, qu’unefantaisie passagère de sa destinée qui s’interrompait un instant dela tourmenter, pour aiguiser à loisir ses jolis couteaux.

Elle se rappelait avec angoisse les paroles mystérieuses duMissionnaire qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme unavertissement prophétique et qui semblaient annoncer des douleursextraordinaires, différentes, à coup sûr, des banales tribulationsde son passé.

– Quand vous serez dans les flammes, sedemandait-elle, que signifie cette parole et pourquoi le bon pèreme l’a-t-il dite ? Mon Dieu, vous savez que je n’ai pas lecœur d’une martyre et que j’ai très peur de ces flammes qui me sontpromises.

Elle se courbait alors, se faisait toute petite sous lessouffles embrasés du désert de feu qu’elle imaginait entre elle etle Paradis.

Elle se souvenait d’Ève aussi, de cette « Mère desvivants », que l’évêque des sauvages lui avait recommandé deprier avec ferveur, lui assurant que cette première des femmesétait sa vraie mère et qu’elle seule avait le pouvoir de lasecourir.

Voici donc sa prière d’enfant qui eût certainement effaré lesconfiseurs de litanies dans tous les laboratoires de la dévotionachalandée :

– Ma Mère bien-aimée, qui avez été trompée par le Serpentdans le beau Jardin, je Vous prie de me faire aimer la Ressemblancede Dieu qui est en moi, afin que je ne sois pas trop malheureusequand je me regarderai souffrir.

S’il y a quelque reptile dangereux dans mon voisinage,avertissez-moi par pitié. Mettez-lui sur la tête une couronne decharbons ardents pour que je le reconnaisse à force d’en avoirpeur.

Ne souffrez pas que je sois trompée à mon tour sur la qualitéd’une humble joie dont la nouveauté m’enivre et qui ne durerapeut-être pas autant de jours qu’il en faudrait pour medésaccoutumer de l’humiliation.

Je sais bien, pauvre Mère, qu’on ne Vous aime pas beaucoup dansce monde que Votre Curiosité a perdu et je me désole en songeantque Votre Nom magnifique est si rarement invoqué.

On oublie que Vous avez dû porter à l’avance tous les repentirsde l’Humanité et que c’est une chose épouvantable d’avoir tantd’enfants ingrats…

Mais depuis que Vous me fûtes montrée par le bon vieillard, jeVous ai toujours parlé avec affection et j’ai senti Votre compagniedans les heures les plus douloureuses.

Je me rappelle qu’en mon sommeil Vous me preniez par la main etqu’on allait ensemble dans un pays admirable où les lions et lesrossignols périssaient de mélancolie.

Vous me disiez que c’était le Jardin perdu, et Vos grandeslarmes, qui ressemblaient à de la lumière, étaient si pesantesqu’elles m’écrasaient en tombant sur moi.

Cela me consolait, pourtant, et je m’éveillais en mesentant vivre. M’abandonnerez-Vous aujourd’hui, parceque d’autres ont eu pitié de Votre enfant ?…

Certes, les dévotes bourgeoises du quartier devaient former desingulières et malveillantes conjectures à l’aspect de cetteinconnue qui ne parlait jamais à personne et qui ressemblait si peuaux poulardes édifiantes qu’on voit ordinairement picorer dans lessacristies.

Elle n’était pas encombrante, cependant, et ne cherchait guèrel’attention. Mais il jaillissait de sa jolie face immobile unecandeur offensive qui bousculait les consciences. Elle avaitl’originalité de prier, les bras croisés, à la manière des matelotsou des galériens, ce qui laissait à découvert son visage entier, oùl’on voyait l’enthousiasme religieux promener sa torche.

Elle était alors si charmante et parfois si belle que les cinqou six paroissiennes effeuillées qui la voyaient à la même placetous les jours adoptèrent charitablement l’hypothèse explicatived’une « cocotte andalouse et superstitieuse ».

Clotilde ignora profondément cette popularité. Elle venait voirses pensées devant le Saint Sacrement, comme les enfants du peuplevont voir passer les soldats, – rapportant à l’atelier dePélopidas, aussi bien qu’à la nourricière pension Séchoir, une âmesouple et retrempée dans son propre éclair, non moins difficile àrompre que ces sublimes épées mozarabes forgées sous le Magnanime,avec lesquelles on pouvait étrangler un taureau des Asturies.

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