La Femme pauvre

VII

Les trois premières années de mariage furent heureuses, au delàde ce qui peut être dit ou chanté sur les instrumentsordinaires.

Léopold et Clotilde se fondirent tellement l’un dans l’autrequ’ils parurent n’avoir plus de personnalités distinctes.

Une Joie mélancolique, surnaturellement douce et calme,arrivait, chaque matin, pour eux seuls, d’une contrée fortinconnue. Laissant à leur porte toutes les poussières des chemins,toutes les rosées des bois ou des plaines, tous les arômes desmonts lointains, elle les éveillait gravement pour le travail et lepoids du jour.

L’âme de chacun d’eux frémissait alors, toute lumineuse, dans leregard de l’autre, comme on voit frémir un éphémère dans un rayond’or. Félicité silencieuse, quasi monastique, à force deprofondeur. Qu’auraient-ils pu se dire ? et à quoibon ?

Ils ne voyaient presque personne. Marchenoir, décidément,livrait sa dernière bataille à une misère enragée de sa résistancede tant d’années et qui, après bien des mois d’une lutteépouvantable, devait l’assassiner par trahison au bord d’un torrentdont les vagues empuanties roulaient les monstres qu’il avaitvaincus.

Il venait les voir quelquefois, sillonné de coups de foudre,pâle et conspué, la tête blanchie par l’écume des cataractes de laTurpitude contemporaine, mais plus impavide, plus indompté, plusinvaincu, et remplissant la demeure tranquille des mugissements desa colère.

– Pierre a de nouveau renié son Maître ! criait leprophète, au lendemain de l’expulsion des communautés religieuses.Pierre, qui « se chauffe dans le vestibule » de Dieu etqui est « assis en pleine lumière », ne veut rien savoirde Jésus, quand la « servante » l’interroge. Il a troppeur qu’on le soufflète, lui aussi, et qu’on lui crache auvisage !

Combien en faudra-t-il encore de ces reniements, pour que sedécide enfin à chanter le « Coq » de France ?Carc’est la France qui est désignée par le Texte Saint. La Francedont le Paraclet a besoin ; la France où il se promène commedans son jardin, et qui est la Figure la plusexpressive du Royaume des cieux ; la France réservée, quandmême, et toujours aimée par-dessus les autres nations, précisémentparce qu’elle paraît être la plus déchue, et que l’Esprit vagabondne résiste pas aux prostituées !

Ah ! si ce Pape, qui ne sait pas mieux que les vilsaccommodements de la politique, avait l’âme des Grégoire ou desInnocent ! que ce serait beau !

Voyez-vous Léon XIII jetant l’Interdit sur les quatre-vingtsdiocèses de France, un Interdit absolu, omni appellationeremota, jusqu’à l’heure où tout ce grand peuple sanglotantdemanderait grâce.

… Entendez-vous, à minuit, le glas de ces cloches qui netinteront plus désormais. Le Cardinal-Archevêque, accompagné de sonclergé, pénètre silencieusement dans la Cathédrale. D’une voixlugubre, les chanoines psalmodient, pour la dernière fois,le Miserere. Un voile noir cache le Christ. LesReliques des Saints ont été transportées dans les souterrains. Lesflammes ont consumé les derniers restes du Pain sacré. Alors, lelégat couvert de l’étole violette, comme au jour de la Passion duRédempteur, prononce à voix haute, au Nom de Jésus-Christ,l’Interdit sur la République Française…

À partir de ce moment, plus de messes, plus de Corps ni de Sangdu Fils de Dieu, plus de chants solennels, plus de bénédictions.Les images des Martyrs et des Confesseurs ont été couchées parterre. On cessera d’instruire le peuple, de proclamer les véritésdu Salut. Des pierres jetées du haut de la chaire, un peu avantqu’on ferme les portes, avertissent la multitude qu’ainsi leTout-Puissant la repousse de sa présence. Plus de baptême, sinon àla hâte et dans les ténèbres, sans cierges ni fleurs ; plus demariages, à moins que l’union ne soit consacrée sur destombeaux ; plus d’absolution, plus d’extrême-onction, plus desépulture !…

Je vous dis que la France ne pousserait qu’un cri !Mourante de peur, elle comprendrait qu’on lui arrache lesentrailles, elle se réveillerait de ses abominations comme d’uncauchemar, et le cantique de pénitence du vieux Coq des Gaulesressusciterait l’univers !…

Les deux amis versaient « l’huile et le vin » de leurpaix parfaite sur les plaies horribles de cet égorgé qui partait enles bénissant. Clotilde l’embrassait comme un frère, et Léopold,très peu riche, le secourait de quelque argent.

Ah ! il aurait bien voulu le retirer de cet inégal etmortel combat dont il prévoyait le dénouement ! Mais quefaire ? Il sentait que les considérants ordinaires sont sansvaleur pour juger un être si exceptionnel, et il était trop endehors de sa voie pour s’associer à son destin.

Un jour, l’une des dernières fois qu’ils se virent, Marchenoirlui dit :

– Nul ne peut me sauver. Dieu lui-même, par égard pour lesquartiers pauvres de son ciel, ne doit pas permettre qu’on mesauve. Il est nécessaire que je périsse dans la sorte d’ignominiedévolue aux blasphémateurs des Dieux avares et des Dieuximpurs. J’entrerai dans le Paradis avec une couronned’étrons ![3]

Paroles étonnantes qui le racontaient tout entier, cegrandiloque de boue et de flammes, et que, seul au monde, sansdoute, il était capable de proférer !

Une chose à remarquer, c’était que Léopold, aussitôt après sonmariage, avait subi des transformations incroyables. Ses allures,ses attitudes, son visage même, s’étaient modifiés.

Il était entré dans la vie conjugale, comme un corsaire gorgé debutin dans la boutique d’un changeur. Il avait versé là tout sonbagage de monnaies étrangères et disparates, les unes tachées derouille, les autres teintes de sang, et on lui avait donné, enretour, la quantité d’or que cela représentait, un petit fleuved’or très pur qui ne reflétait qu’une seule image.

Par un besoin passionné de se configurer à sa femme, sans douteaussi par l’effet de quelque débâcle intérieure dont elle avait étél’occasion, il avait adopté spontanément les pratiques pieuses decette Vigilante du Livre Saint, à la lampe toujours allumée, et,peu à peu, était devenu un homme d’oraison.

S’en étonnera qui voudra ou qui pourra. Léopold était surtout unsoldat, de l’espèce de ceux qu’on ne peut pas tuer. Il faut alorsque Dieu s’en charge lui-même, et il les expédie à sa manière.

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