La Femme pauvre

XXXII

Quelque habitué que fût l’auditoire aux incartades Imaginativesdu poète, celle-ci parut forte et il y eut un silence. Tous, mêmeFolantin, regardèrent curieusement Marchenoir demeuré trèsimpassible, se demandant ce qu’allait dire ce redoutable. Clotilde,surtout, qu’il avait tant étonnée le premier jour et qui,d’ailleurs, avait peu compris la similitude, jaillissaitd’elle-même, ayant l’air de croire que quelque chose de grandallait se passer.

– Marchenoir, dit Léopold, vous êtes le seul homme capablede répondre à ce que nous venons d’entendre.

Celui qu’on nommait l’Inquisiteur alluma une cigarette ets’adressant à L’Isle-de-France :

– Quand la musique n’est pas bénie par l’Église,prononça-t-il avec un grand calme, elle est comme l’eau,très mauvaise et habitée par les démons. Si je m’adressais àdes intelligences dégagées de toute matière et, par conséquent,semblables à celles des anges, ce mot suffirait pour en finir avecWagner. Malheureusement, il faut quelque chose de plus.

D’abord, je n’ai que faire de ton poison juif, mon cherBohémond. Personne ne m’a jamais aperçu dans aucune meute ni aucuneémeute. Je suis un méprisant et un solitaire, tu le sais très bien.J’ignore et veux ignorer ce qui a pu être gazouillé, coassé ouvociféré contre ce teuton qui recommence aujourd’hui, avec sespartitions orgueilleuses, la conquête rêvée, en 1870, par le vieuxGuillaume, avec un million de soldats.

C’est assez, pour moi, de savoir qu’il a inventé une religion.Prosterne-toi tant que tu voudras, au seuil du Vénusberg ou de laWalhalla, traîne-toi sur les marches du Graal qui est leurprolongement lyrique dans ce « crépuscule desDieux ». Omnes dii gentium dœmonia. Arrange toutça avec les leçons de ton catéchisme dont tu me parais n’avoirgardé qu’un souvenir trouble. Mes genoux ne te suivront pas. Ilsappartiennent à la sainte Église catholique, apostolique, romaine,exclusivement.

« Tout ce qui est en dehors d’elle vient du Mal, émane del’Enfer, nécessairement, absolument, sans autreexamen ni compromis oiseux, car ce qui trouble est ennemi de laPaix divine. » C’est toi-même qui as écrit cela, dans un detes jours lucides. L’aurais-tu oublié déjà ? Fût-on l’artistele plus grand du monde, il n’est pas permis de toucher aux Formessaintes, et ce qui bouillonne dans le calice du Mont Salvat, j’enai bien peur, ne serait-ce pas précisément l’élixir épouvantabledont tu nous as fait le poème ? Beethoven n’entreprit jamaisde mettre à genoux les peuples et les rois et n’eut pas besoind’autres forces que celles de son génie. Wagner, impatient de toutdompter, a prétendu faire de la Liturgie elle-même l’accessoire descombinaisons de ses prétendus chefs-d’œuvre. C’est ladifférence du légitime au bâtard. Pourquoi voudrais-tu que jeme traînasse pieusement derrière ce brouillard sonore qui nedevrait paraître une colonne de nuées lumineuses qu’aux imaginatifsgrossiers de la Germanie ?

Ces paroles, vivement approuvées par Gacougnol, parurentexaspérer Bohémond. On le crut même sur le point de se livrer àquelque violence de langage. Par bonheur, il se souvintd’antérieures altercations du même genre où il avait sentil’adversaire aussi infranchissable que la plus haute cime del’Himalaya, et il put se borner à lui dire avec une sorte debonhomie orageuse :

– Tu es, peut-être, en effet, le seul, commel’a très judicieusement observé Léopold, qui jouisse d’une plénièreet papale dispense d’admirer Wagner. Es-tu bien sûr, pourtant, quel’Église, notre sainte Église romaine, soitnécessairement aussi rigoureuse ?

– Ceci, L’Isle-de-France, est une banalité sentimentale.L’Église, ici n’a besoin d’aucune rigueur. Le néant de ceux quil’outragent est surabondamment notifié par sa silencieuse etindéfectible présence. Elle est comme Dieu est, simplement,uniquement, substantiellement, et les nouveautés lui sont hostiles.Or c’en est une effroyable que de prostituer sa Liturgie. Iln’existe pas de profanation plus grave et celui qui l’ose vient seplacer, de son propre mouvement, sous l’anathème.

Un dernier mot. J’ai lu que Wagner aimait à plonger sesauditeurs dans les ténèbres. Il paraît que son œuvre gagne à êtreentendue par des gens qui ne se voient pas les uns les autres etqui ne pourraient faire trois pas sans tomber. Ne tesemble-t-il pas qu’il y a quelque chose d’un peu troublant danscette circonstance de congédier la lumière, au moment même où on vaservir un ragoût du ciel ?

– Glose puérile et sophisme odieux ! rugit leconvulsionnaire. Pourquoi ne pas dire tout de suite, – comme l’ontinsinué d’impurs cafards de Genève ou de Saint-Sulpice, – quel’obscurité dont tu parles fut calculée pour mettre à l’aise lesfrôleurs ou les tripoteurs que détraque le violoncelle ?

– Hé ! hé ! fit Marchenoir.

– … Oui, sans doute, cette idée ne te déplaît pas.Eh ! bien, je dis que c’est une honte de chicaner à un grandhomme ses moyens d’action. En cette matière il est et doit êtreseul juge, et les commérages ou clamitations marécageuses d’uneprovisoire humanité ne valent pas les quelques secondes qu’onperdrait à s’en ébahir. Pour ce qui est de la Liturgie…

– Laissons cela, Bohémond, reprit Marchenoir, le coupantraide. Aussi bien ne pourrions-nous jamais nous entendre. Tu medirais des injures dont ta noblesse te forcerait bientôt à medemander pardon et nous en serions l’un et l’autre très malheureux.À quoi bon tant de mots ? Nos voies sont diverses. Tu savais,d’avance, qu’il est impossible de faire de moi un sectaire et j’airenoncé depuis longtemps à te faire comprendre quoi que ce soit.Ton génie a dévasté ta raison ; c’est un chérubin au glaive defeu qui empêche ton intelligence de réintégrer le Paradis, et tu esobstrué, de surcroît, par l’épaisse formule hégélienne… Et,d’ailleurs, pourquoi Wagner ? pourquoi tel ou tel artiste,lorsque l’Art lui-même est en litige ?

Le belluaire s’était levé, comme pour congédier l’importunevisitation des pensées frivoles. Bohémond, resté sur sa chaise, etle poing fermé sous son menton, dans l’attitude lithographique dumaire de Strasbourg écoutant Rouget de l’Isle beuglerla Marseillaise, l’envisageait de bas en haut, de lamême façon qu’un tigre, à moitié vaincu mais plein de courage,envisagerait un mammouth ressuscité du Déluge.

– L’Art moderne est un domestique révolté qui a usurpé laplace de ses maîtres, catéchisa le promulgateur d’Absolu. J’aiquelquefois dénoncé, avec une amertume qui paraissait excessive,l’étonnante imbécillité de nos chrétiens, et la haine vile dont ilsrémunèrent le Beau, infailliblement. Vous m’accorderez, Messieurs,qu’il est impossible d’en dire trop sur cet article. Depuis troisou quatre siècles, les catholiques et les dissidents de n’importequelle étable ont tout fait pour dégrader l’imagination humaine. Ence seul point, hérétiques et orthodoxes ont été continuellementunanimes.

La consigne donnée aux uns et aux autres par le Tout-Puissantd’En Bas était d’effacer le souvenir de la chute.Alors, sous prétexte de restituer l’homme, onfit renaître la Viande antique avec toutes sesconséquences. Les cathédrales croulèrent, les nudités saintesfirent place à la venaison et tous les rythmes appartinrent à laLuxure. Les lignes rigides que la droiture du Moyen Âge avaitattribuées aux représentations extra-corporelles des Martyrs,aussitôt brisées, s’incurvèrent, suivant la loi indisponible desmondes, qu’un enfantillage sublime avait un instant domptée, etdevinrent les rinceaux de l’autel de Pan. C’est là, je pense, quenous en sommes tout à fait.

Que serait-il arrivé du Christianisme si les images même lesplus sacrées étaient autre chose que des accidents de sasubstance ? Notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas confié saBarque à des magnifiques. Le monde a été conquis par des gens quine savaient pas distinguer leur droite de leur gauche, et il y eutdes peuples gouvernés avec sagesse par des Clairvoyants quin’avaient jamais rien vu de ce qui grouille sur la terre. Pour neparler que de la musique, la mélodie la plus somptueuse estau-dessous du silence, lorsqu’intervient le Custodiatanimam meam de la communion du Prêtre. L’essentiel c’estde marcher sur les eaux et de ressusciter les morts. Lereste, qui est trop difficile, est pour amuser lesenfants et les endormir dans le crépuscule.

Toutefois, l’Église, qui connaît parfaitement l’homme, a permiset voulu les Images, dans tous les temps, à ce point qu’elle a missur ses autels ceux qui donnèrent leur vie pour cette ossaturetraditionnelle de son culte, mais sous la réserve absolue d’unevénération surnaturelle strictement référée aux originauxinvisibles que ces images représentent. Ainsi prononce le Concilede Trente.

Certes, le mépris ou l’horreur des chrétiens modernes pourtoutes les manifestations d’un art supérieur est intolérable etparaît même une autre sorte d’iconoclastie plus démoniaque. Au lieude crever des toiles ou de briser des statues peintes, comme celase pratiquait sous les Isauriens, on étouffe des âmes de lumièredans la boue sentimentale d’une piété bête, qui est la plusmonstrueuse défiguration de l’innocence…

– Tiens ! poussa Druide, se tournant vers Folantin,n’est-ce pas, en propres termes, ce que vous me prophétisiez, il ya quelques jours : Attendez-vous à finir dansl’égout ? Il s’agissait de ma pauvre peinture dontvous essayâtes charitablement de me décourager. Je demande pardonpour cette interruption, mais je n’ai pu la retenir, tant lesderniers mots qui viennent d’être proférés ont ravivé dans mon cœurle sentiment d’une gratitude qui ne prendra fin qu’avec moi-même –et dans le même lieu, selon toute probabilité…

Folantin se contenta de sourire, aussi équivoquement qu’il put,et Marchenoir continua :

– L’Art, cependant, je le répète, est étranger à l’essencede l’Église, inutile à sa vie propre, et ceux qui le pratiquentn’ont pas même le droit d’exister s’ils ne sont pas ses trèshumbles serviteurs. Elle leur doit sa protection la plusmaternelle, puisqu’elle voit en eux ses plus douloureux et ses plusfragiles enfants, mais s’ils deviennent grands et beaux, tout cequ’elle peut faire, c’est de les montrer de loin à la multitude,comme des animaux féroces dont il est dangereux de s’approcher.

Aujourd’hui cette même Église, dont je suis bien forcé de parlersans cesse, puisqu’elle est l’unique mamelle, a été lâchée par tousles peuples, sans exception. Ceux qui ne l’ont pas expressément,officiellement reniée, la jugent très âgée et se préparent, en filspieux, à l’ensevelir de leurs propres mains. Pourvue d’un conseilde famille et d’une armée de gardes-malades, à peu près dans tousles pays qui se croient encore d’obédience papale, quel pourraitêtre son prestige sur la vagabonde populace des rêveurs ? Ilpeut se rencontrer quelques rares et aristocratiques individus quisoient en même temps des artistes et des chrétiens, – ce que ne futcertes pas Wagner, – mais il ne saurait y avoir un Art chrétien.Certains d’entre vous, peut-être, se rappellent que cetteaffirmation me fut reprochée avec amertume par les mêmes penseurs,j’ose le croire, qui reprochent le bourreau à Joseph deMaistre.

S’il existait un art chrétien, on pourrait dire qu’il y a uneporte ouverte sur l’Éden perdu et que, par conséquent, le Péchéoriginel et le Christianisme tout entier ne sont que des radotages.Mais cet art n’existant pas plus que l’Irradiation divine sur notreplanète, éclairée à peine, depuis six mille ans, par le derniertison d’un soleil que les Désobéissants éteignirent, il étaitinévitable que les artistes ou les poètes, impatients de rallumerce flambeau, s’éloignassent d’une vieille Mère qui n’avait à leurproposer que les catacombes de la Pénitence.

Or, quand l’Art est autrement qu’à genoux, – non, comme leprétend mon cher ami Bohémond, dans la poussière du Graal, voisin,m’a-t-on dit, d’un ancien théâtre bâti par Voltaire, mais aux piedsd’un très humble prêtre, – il faut nécessairement qu’il soit sur ledos ou sur le ventre, et c’est ce qu’on nomme l’Art passionnel, leseul qui puisse, maintenant, donner un semblant de palpitation àdes cœurs humains pendus à l’étal de la Triperie duDémon !

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